Vision. Le Jugement dernier
(Rêve.)
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— « Le dernier homme est mort, car nous autres qui sommes
« Depuis longtemps déjà foulés aux pieds des hommes,
« Voici que tout à coup dans notre lourd sommeil
« Nous ne nous sentons plus réchauffés du soleil.
« Ce qui sortait de nous et renaissait sans trêve
« Pour animer les fleurs avec la jeune sève
« Retombe sur la terre et retourne à nos corps,
« Et nous nous retrouvons tout entiers, nous, les morts.
« Un hiver sans espoir a frappé la nature ;
« Le dernier homme a dû tomber, sans sépulture ;
« C'est la fin ; car nul bruit n'arrive jusqu'à nous,
« Car nous n'entendons plus la prière à genoux
« Ou l'appel douloureux de nos enfants en larmes ;
« Ni le tumulte sourd de l'ouragan des armes ;
« Ni le travail profond des volcans et des eaux,
« Et la paix du silence a pénétré nos os.
« Morts, nous souffrîmes moins que vivants, et la vie
« S'agita sur nos corps sans nous donner envie,
« Et depuis que le bruit des choses a cessé,
« Nous avons moins souffert, n'ayant plus tant pensé ;
« Cependant, un dernier désir encor nous ronge ;
« Comme dans un sommeil troublé d'un mauvais songe
« Nous sommes tourmentés de l'implacable vœu
« De comprendre la vie et d'interroger Dieu !
« Ne saurons-nous donc pas le mot de ce mystère ?
« De quoi nous a servi notre douleur sur terre ?
« Pourquoi sommes-nous nés ? pourquoi sommes-nous morts ?
« Quelle idée a formé, puis a dissous nos corps ?
« Quelle cause eut notre être, ou stupide, ou sublime ?
« N'atteindrons-nous jamais le fond de notre abîme
« Et la sécurité du vrai néant obscur,
« Car le néant n'est pas, pour qui n'en est pas sûr !
« L'espérance et le doute ont ainsi que des flammes
« Veillé sous notre cendre, et, pareils à des âmes,
« Pour attendre l'arrêt des destins ou des cieux
« A nos corps dispersés survivent anxieux.
« Tels, nous nous survivrons jusqu'à la Certitude,
« Voulant répondre enfin, confuse multitude,
« A l'appel des clairons du jugement dernier.
« Nous voulons voir le Dieu vivant nous châtier
« De n'avoir pu percer la nuit dont il se couvre !
« Nous voulons qu'il paraisse, et que le sol s'entr'ouvre
« Et que nous relevant jeunes, nerveux et forts,
« Le Dieu que nous rêvions vivants, nous juge morts !
« S'il ne se montre point, allons à lui nous-mêmes !
« Le vertige est en nous de tous les noirs problèmes.
« Nous ne subirons point de plus hideux tourment
« Que de ne pas pouvoir mourir profondément !
« Levons-nous ! pénétrons le mystère des causes !
« Sachons le but final de nos métamorphoses !
« Las d'avoir expiré, vécu, souffert, douté,
« C'est notre droit suprême, à nous, l'humanité !
« Malheur ! si par la mort triste autant que la vie
« Notre espérance en Dieu n'était pas assouvie !
« Malheur à lui ! malheur à Dieu, malheur ! malheur
« Sur celui qui nous fit vivre dans la douleur
« S'il n'eut pas pour raison première la justice !
« Que la prédiction des Bibles s'accomplisse !
« Faisons effort des pieds, des mains et des genoux !
« Justice ! cherchons Dieu qui se tait ! Levons-nous ! »
Ainsi couvait en nous l'esprit de la colère ;
Ainsi l'humanité, gisante dans la terre,
Pour s'éveiller, tordait en elle, avec effort,
Sa volonté vivace en lutte avec sa mort,
Et le sol remuait, en proie à ce grand germe.
Etant sorti du trou qui sous moi se referme,
Ramenant mon linceul glacial sur mes bras,
Seul, frissonnant, je fis dans l'ombre quelques pas,
Et, regardant au fond des airs, gouffres funèbres,
J'eus une vision de Dieu dans les ténèbres.
Quelle forme avait-il ? je ne sais. Mon esprit,
Pendant ma vision rapide, le comprit,
Mais quand j'y veux penser, rien ne me le rappelle.
Je le vois, tous confus, dans la nuit solennelle
Plein du lugubre écho des menaces d'en bas
Surgir de la nuée et saisir par le bras
L'archange qui portait le clairon à sa bouche
Pour réveiller les morts dans leur sinistre couche ;
Je vois Dieu qui frémit de ce réveil tenté
Par le monde des morts, avant sa volonté !
Puis, soudain, subissant ses propres lois lui-même
Prévoyant le courroux immense, le blasphème,
Les pleurs universels, l'anathème sur lui
Dont on accueillera l'épouvantable ennui
De tournoyer sans fin dans la vie éternelle ;
Voyant l'humanité, pour se dresser rebelle,
Tordre ses bras, roidir ses flancs, crisper ses mains,
Il s'étonne du nombre effrayant des humains !
Son œuvre tout à coup lui paraît trop féconde !
N'ayant créé qu'un couple, il a peuplé le monde !
Il ne put arrêter les races ni les jours,
Ce qu'il avait réglé devant suivre son cours,
Et les mortels, en proie aux bêtes, aux orages,
Sur la terre inclémente ont vécu d'âge en âges.
Ils étaient nus, sans loi, sans pain, sans but, sans Dieu !
Souriant quelquefois quand le ciel était bleu
Mais plus souvent en pleurs et maudissant leur père !
Il a laissé le mal, monstrueuse vipère,
Etreindre les mortels de ses nœuds étouffants
Et les mères en vain lui cacher leurs enfants,
Et tous, en ses replis, fatigués de se tordre,
Ont senti tôt ou tard la vipère les mordre !
Des mages ont parlé, cherchant la bonne loi.
Et combattants du doute ou lutteurs de la foi
Tous ont voulu le bien et subi la souffrance !
Les peuples à son nom tressaillant d'espérance
Se sont levés, et sont tombés s'entr'égorgeant !
De quel œil verra-t-il, de quel front exigeant
Entendra-t-il les morts, hommes, enfants et femmes
Crier, sujets et rois, les bons et les infâmes :
« Pourquoi ne t'es-tu pas montré, pur idéal ? »
« Personne n'eut souffert le mal, ni fait le mal ? »
Il se demande alors dans quel but il fit l'homme ?
Le regret de ces morts lui semble juste en somme ?
Vivre, naître et mourir leur fut un châtiment.
Pourquoi leur a-t-il donc infligé ce tourment ?
Alors, Dieu ne sait pas s'expliquer sa justice,
Et, dans le fond du ciel et de la nuit propice,
Se mêlant à ses lois pour y cacher ses torts,
L'épouvante de Dieu s'enfuit devant les morts !
Les Morts se sont levés par légions ; leur foule
Se balance, océan agité d'une houle ;
Tout leur peuple se perd dans l'ombre, si nombreux
Que le globe allégé se dérobant sous eux,
Avec moins de matière ayant moins de surface,
Pour supporter leurs pieds n'a plus assez de place !
Alors, j'ai frissonné debout dans ma stupeur.
Devant leur multitude innombrable, j'ai peur
Pour ce Dieu qui, sans but, nous fit ce que nous sommes,
Du jugement dernier prononcé par les hommes !
Ils n'ont pas vu sa fuite et, spectres douloureux,
Se demandant pourquoi le mal pesa sur eux,
Amour, enfantements, crimes, malheurs sans nombre,
Ils cherchent éperdus leur accusé dans l'ombre !
Car l'aspiration les ayant soulevés,
Tous ces êtres, suivant leurs idéals rêvés,
L'un à l'autre enlacés, froids, livides et mornes
S'élancent en tous sens dans l'inconnu sans bornes ;
Leurs groupes égrenés, tumultueux sans bruit,
Montant, redescendant, blancs au fond de la nuit,
Pour y trouver ce mot final : la certitude,
Explorent l'infini d'un vol sans lassitude.
Ils montent ; j'ai fixé sur eux mes yeux hagards.
Et je les vois, lointains, chercher de toutes parts
Audacieux tremblants, leur dieu qui se dérobe !
Ils voient décroître au loin la terre, sombre globe.
Ils montent ; les linceuls, les voiles blancs et longs
Sont des ailes qu'emplit l'infini d'aquilons…
Ils regardent longtemps, sphère obscure, la terre
Dans son orbite noire circuler solitaire,
Et soumise à sa loi, sans espérer le jour,
De son soleil éteint recommencer le tour !
Ils perçoivent le bruit incessant des atomes ;
Ils montent et mes yeux suivent tous ces fantômes,
Eparpillés au fond de la nuit et pareils
Aux points lactés qui sont d'invisibles soleils !
Ils atteignent l'éther insondé qui travaille.
La nébuleuse y naît, grandit, s'émeut, tressaille
Puis tourne ayant la joie ici ; là, la douleur,
Et tel monde est plus grand qu'un autre, non meilleur.
Ils vont toujours, car rien ne borne la matière ;
Ils passent tour à tour dans l'ombre et la lumière !
Le dieu caché, leur vol acharné le poursuit ;
Et sans repos, au fond du jour et de la nuit
A travers l'infini du temps et de l'espace
Du Dieu toujours fuyant cherche toujours la trace.
L'espace est sans limite et sans rives le temps.
Un cri gonfle toujours leurs poumons haletants
Et ne peut devenir parole sur leur bouche ;
Et leur peuple, emporté d'un ouragan farouche,
Ne sait plus s'arrêter, car ils espèrent voir
Toujours plus loin, surgir leur dieu, dans l'éther noir !
Après une atmosphère, ils retrouvent l'abîme !
Ils s'en vont tournoyants dans l'horreur du sublime !
Ils scrutent de l'éther le plus obscur recoin,
Encor plus bas ! encor plus haut ! toujours plus loin
Mais l'infini partout est semblable à lui-même.
Que cherchent-ils étant dans l'infini suprême ?
Ayant l'illimité, cherchent-ils le borné ?
Où les mènera donc leur vol désordonné ?
Ils ne pourront sortir du temps et de l'espace !
Ils l'ont compris. Ils vont plus lents. Leur chair est lasse.
Leurs yeux ont vu la règle immuable agissant,
Les mondes se mouvoir dans un ordre puissant,
L'éternel va-et-vient de la matière énorme,
Mais chaque être en entier périr avec sa forme.
Alors, comme un grand vol d'oiseaux silencieux,
Ils s'abattent du fond insondable des cieux ;
Poussière qu'un vain souffle anime, et qui retombe,
Les morts sont retournés sur la terre, leur tombe.
Rien n'émeut plus leur foule, immobile océan ;
Ils se sont étendus dans le lit du néant,
Et, sans trahir en rien leur joie immense et brève,
Ils se sont endormis dans une mort sans rêve !
Jean Aicard
Paris janvier 1872
J'ai lu ces vers à Sully Prudhomme en 1872. M. André était avec moi. Sully me dit : « Si j'avais fait ces vers, je me reposerais pendant un an. » Pourquoi en fut-il si frappé ? — il envoya aussitôt, tout spontanément, ces vers à la Revue des Deux Mondes qui refusa disant : « Donnez-nous quelque chose de moins apocalyptique. »
[Restitution par Dominique Amann d'après l'unique manuscrit autographe des archives municipales de Toulon, Fonds Jean Aicard, carton 1 S 37, dossier « Manuscrits XVII ».]