Sauveteurs

 
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 Poème dit par M. Mounet-Sully, de la Comédie-Française, à l'assemblée générale de la Société centrale de sauvetage des naufragés, le 7 mai 1899.

La Mer. Pas de plus beau spectacle que la mer
Au repos, dans le jour levant, sous un ciel clair,
Ou le soir, quand, sous la splendeur occidentale,
Dans la pourpre du grand soleil, elle s'étale
Et respire, tranquille, au rythme des remous.
Elle a l'attrait d'un ciel tombé, là, près de nous ;
C'est l'immense miroir des couleurs de l'espace.
Sur ses vivants reflets, le navire qui passe,
Labourant du soleil, nage dans des rayons,
Ou, la nuit, va brisant des constellations.
La mer, c'est la berceuse immortelle du monde.
La terre est attentive à sa chanson profonde,
Et, comme suspendue à son balancement,
Dans le rythme des flots rêve éternellement.
C'est la source réelle et palpable du songe,
Qui dans l'inaccessible infini se prolonge,
Mais l'homme n'a plus peur d'un infini béant ;
Il a dompté les airs : il dompte l'Océan,
Et d'un isthme, fendu par de larges tranchées
Où se mêlent deux mers brusquement épanchées,
II fait un chemin creux où ses vaisseaux de fer
Chassent comme un troupeau les moutons de la mer,
Et l'Océan entier, mesuré par les sondes,
L'Océan dont le Dieu qui sépara les mondes
Fit l'obstacle interdit à notre pas humain,
Tout l'Océan n'est plus pour nous qu'un grand chemin.

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* *

Pour l'avoir contemplée aux beaux jours d'accalmie,
Pour l'avoir admirée un soir, belle endormie,
Ou pour l'avoir vue, humble, offrir son vaste dos
Comme un esclave vil sous les plus vils fardeaux,
Nous avions cru la mer à tout jamais domptée ?...
Mais la voici qui dresse, affreuse révoltée,
Contre l'audace et le mépris des matelots
Ses millions de bras, de têtes et de flots.
Ses escadrons sans fin de vagues écumantes,
Hippogriffes d'horreur, cavales de tourmentes,
Coursiers échevelés montés par des démons.
Elle soulève, abaisse et relève des monts
Inattendus sous les navires en déroute.
Une haine la pousse et la convulse toute.
Rien d'immobile, rien de fixe autour de nous ;
Le plus fort sent trembler et plier ses genoux ;
Les embruns de la mer éteignent les étoiles ;
Le vent sinistre a fait des loques de nos voiles ;
À bord, tout est fracas, cris, plaintes, craquements,
Et, reformant sans fin ses monstres écumants,
La mer, brisant sur nous sa lame, lourde masse,
La fait suivre aussitôt d'une autre, qui menace,
Et le navire court, sous les vents, dans la nuit,
Et la mer — qui pourtant le dépasse — le suit !

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* *

On peut compter les morts et les vivants, les âmes,
Mais non pas sur la mer en démence, les lames
Qui ne sont rien, devant l'esprit épouvanté,
Que le geste infini de son éternité.

L'Océan quelquefois se révolte et se venge.

Ô marins, qui portez le commerce et l'échange
Ou qui reconduisez au pays le retour
D'un voyageur que sur la plage attend l'amour,
Le chemin n'est pas sûr que creusent vos sillages.
Humbles petits bateaux du pêcheur des villages,
Grand paquebot, chargé de mille passagers,
Noir cuirassé de fer affronteur de dangers,
Le chemin n'est pas sûr ; la mer parfois s'irrite ;
On a beau fuir devant l'orage ; il court plus vite.
Veillez ! voici venir le grain terrible et noir.
C'est le naufrage. Adieu la terre… plus d'espoir.
Cependant elle est là, la terre, toute proche…
Mais le bateau perdu s'ouvre contre une roche,
Et les cœurs et les cris, dans un songe d'enfer,
Invoquent le secours de Dieu contre la mer !

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Le secours espéré te viendra de la terre,
Ô naufragé ! — Comment ? — C'est un touchant mystère.
Ce prodige du cœur étonne la raison.
Des hommes, endormis là-bas, dans leur maison,
Levant sur l'oreiller, au bruit du vent, leur tête,
Te devinent perdu dans l'horrible tempête,
Viennent dans ton danger te crier de le fuir,
Et sauveront ta vie au risque d'en mourir.

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* *

Savent-ils seulement quel pavillon te couvre ?
Ils savent que la mer c'est l'abîme qui s'ouvre ;
Ils sont le dévouement, ils sont, sans le savoir,
L'idéal fait réel, les héros du devoir,
L'invraisemblable amour des hommes par les hommes,
L'inconscient dédain de tout ce que nous sommes,
Le malheur sur un mal plus grand apitoyé,
L'espoir divin qu'implore en mourant le noyé,
La réponse que Dieu ne fait jamais lui-même,
Mais qu'il a mise en nous comme un secret suprême,
Verbe muet qui se révèle en traits de feu,
Dans les simples de cœur, qui répondent pour Dieu.

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* *

Ô dans nos sombres jours de détresse morale,
Soyez bénis, — héros de la cause idéale,
Sauveteurs ! Un honneur du moins nous est resté,
Marins, c'est votre honneur, c'est votre humanité.
Le feu de vos bateaux éclaire toute l'ombre.
Vous ne demandez pas au navire qui sombre,
Avant de le sauver, son pays et son nom.
La flèche de secours sort de votre canon.
Jamais la cruauté n'a souillé vos courages ;
Vous opposez le calme aux haines des orages ;
Vous n'avez d'ennemis que l'embrun et l'éclair
Et, sous l'horreur des nuits, les assauts de la mer,
Vous êtes le combat, sans être la tuerie,
Et vous réalisez, sublimes sans-patrie,
Ce rêve qui sera la France de demain :
Une patrie aimante, au cœur vraiment humain.

JEAN AICARD.
Paris, 10 Avril 1899.