Quelques poèmes de jeunesse inédits

 
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 L'Amour maternel

Chant I. La tempête.

La plage, cette nuit, était sombre et déserte ;
Pas un être vivant ne venait l'animer :
Seule, de temps en temps une mouette alerte,
Jetait un cri de mort qui faisait frissonner !
Un silence glacé planait dans l'étendue :
De moments en moments en sillonnant la nue
Un éclair fugitif se perdait dans les airs,
Et d'un reflet lugubre il éclairait tes yeux…
Un roulement lointain annonçant le tonnerre,
Un sourd mugissement faisait trembler la Terre,
Et sous les coups de Dieu plus d'un front se courbait !
Sous la faux de la Mort plus d'un épi tombait :
Puis d'instants en instants une plainte perdue,
Un sifflement du vent parcourait l'étendue !

Pour écouter les cieux on eut dit que la Terre
Eut un moment perdu ses entrailles de mère
Et reconnu d'un Dieu le souverain pouvoir…
Tout se taisait !!! La nuit d'un voile sombre et noir
Avait couvert le monde, et, faible créature,
L'homme reconnaissant le Dieu de la Nature
Dans la voix de la foudre et les soupirs du vent
Adorait en silence et voyait son néant !...
Des pavots du sommeil la semence féconde
En vain en profusion était jetée au monde,
Car la Mort était là ! terrible ! sans pardon !
Et l'homme frissonnait en prononçant son nom !
Elle était là ! horrible… elle attendait sa proie ;
De l'abîme entr'ouvert sortait un cri de joie :
L'impie était éteint… l'enfer le possédait,…
Et la foudre dans l'air mugissait et grondait,
Et la plainte des vents se perdait dans l'espace,
Car le dieu de bonté s'était voilé la face ;
Il n'était plus là-haut qu'un dieu : le Dieu Vengeur !
Et ce soir-là, la mort que suivaient le Malheur
Avec le Désespoir parcoururent le Monde,
Et semèrent partout une terreur profonde !
Tout tremblait ici-bas ! Le juste, avec horreur
Contemplait ce spectacle, et, perdu de terreur,
Il priait ! il priait, et sa prière ardente
Se mêlait à la voix de l'horrible tourmente ;
S'exhalant vers le ciel en un profond soupir,
Aux pieds du créateur elle venait mourir !
… Cependant sur la mer une tempête horrible
Bouleversait les flots sous un souffle terrible :
La vague en moutonnant s'élevait vers les cieux,
Retombait dans l'abîme, et le vent audacieux
La soulevait encore vers la nue embrasée,
Puis la montagne d'eau tombait comme épuisée
Pour monter de nouveau sous les efforts du vent
Qui la poussait sans cesse et toujours mugissant.

Chant II. Le Fils.

Que m'a montré, grand Dieu, cette vive lumière ?
Une barque ! écoutez : avecque le tonnerre
Un cri de désespoir ! c'est un homme qui meurt !
Grand Dieu ! pitié pour lui ! pitié pour son malheur !
Un éclair a brillé : ne l'avez-vous pas vue ?
Sur l'immense Océan elle semblait perdue !
Une barque ! une barque ! à genoux, un pêcheur
Semblait, muet d'effroi, prier avec ferveur !
Qu'avez-vous entendu ? Ciel ! il a dit : ma mère !
Ses accents sont couverts par le bruit du tonnerre !
Ah ! Sauve-le, Seigneur ! pitié, pitié pour lui !
Mais… un éclair encore a brillé dans la nuit :
Je l'ai vu de nouveau, Seigneur ; il parlait d'elle !
Il est temps ! Sauve-le ! — Mais la Mort trop cruelle
Etait là ! — Son regard avait sondé les flots !
Elle avait entendu des cris et ses sanglots !
Un flot s'est entr'ouvert : la barque disparaissait !!...
Pitié pour lui, Seigneur, en mourant il priait !
Et sa voix, s'éteignant, disait encor : ma mère !
Son cœur par ce doux lien se tenait à la terre,
Mais cette Mort cruelle, hélas ! l'avait rompu !
… Ciel ! Deux cris à la fois ! avez-vous entendu ?
Un cri d'horreur d'abord… et puis… un cri de joie !
La vague se referme et la mort a sa proie !!!

Chant III. La Mère.

Elle veillait, ce soir ! elle attendait son fils !
Son fils ne venait point !... Elle mêlait ses cris
À la plainte du vent, et la mer en furie
Répondait seule, hélas ! à la mère chérie !
Elle priait, ce soir ! et son fils était mort !
Pauvre mère, Grand Dieu ! ne pas savoir le sort
D'un fils qu'elle aime tant ! Seigneur, dans ta justice
Console sa douleur et deviens-lui propice :
Elle pleure, elle prie, et tu ne l'entends pas !
Elle croit par moments entendre un bruit de pas,
Et ce n'est que le vent qui se perd dans l'espace,
Un soupir étouffé, la rafale qui passe…
Tu pleures, pauvre mère ! et il pleurait aussi !
Il priait ! et sa barque était à la merci
De la vague en fureur ! Sa plainte douloureuse
Arrivait à ton cœur ! Oh ! mère malheureuse !
Si tu savais ton sort ! si tu savais le sien !
Oh ! oui, tu peux pleurer : plus affreux est le tien :
Car tu vis : il est mort ! Va, pleure, pleure encore !
Ton pauvre enfant est mort ! pleure, prie et adore !...

Chant IV. Désespoir et Mort.

Mais si tu peux pleurer, tu ne peux adorer :
Tu sens avec effort ton cœur se déchirer,
Et tu ne peux bénir la main qui t'a frappé ;
Ton fils meurt : tu le sens ; par la vague apportée
Sa plainte à ton oreille est venue en adieu…
Tu n'as plus ton enfant : tu méconnais ton Dieu !!!...
Et la mère en courant fuyait hors de sa hutte ;
L'Espérance en son cœur soutenait une lutte :
Le désespoir vainquit ! elle n'espérait plus !
Pauvre mère ! en un jour que de bonheurs perdus !...
Ardente, échevelée, elle allait sur la plage :
Elle venait, partait, revenait au rivage,
Et le vent mugissait… Les longs cheveux épars
Flottaient sur son épaule, et ses yeux sans regards
Semblaient chercher partout, afin qu'on le lui rende
Le corps d'un fils chéri qu'en pleurs elle demande !
Soudain elle s'arrête : elle éclate en sanglots…
C'est son fils ! c'est son fils, que lui rendent les flots !
Son fils inanimé qui revient au rivage,
Comme s'il devinait sa mère sur la plage !
Elle court ! elle vole ! elle pousse un seul cri !
Un dernier cri d'horreur dont tout a retenti !
Elle rit ! Elle pleure, et puis elle l'embrasse :
Folle de désespoir ! elle demanda en grâce
De mourir avec lui : Dieu voudra l'écouter :
Et lui pardonner, encor qu'il l'ait vue en douter ;
… Et puis le lendemain, lorsqu'apparut l'aurore,
Deux corps inanimés qui se tenaient encore
Etaient sur les galets ; la mer ne grondait plus ;
Le soleil revenait en ces endroits connus,
Comme jadis, les flots brisaient sur le rivage,
Et la mère et le fils était là ! sur la plage !...
Unie sur cette terre ils le furent là-haut :
Ceux qui s'aiment ainsi vont toujours au Très-haut !
O Seigneur, si jamais je dois perdre ma mère,
Fais qu'avec son esprit le mien quitte la terre !...

Chant V. Mère et Fils.

Les cloches tristement murmuraient leur adieu,
Et leurs sons argentins s'élevaient vers ce Dieu
Si souvent invoqué ; puis vers le cimetière
On portait deux cercueils : un enfant et sa mère.
Ce jour-là bien des fils bénissaient le Seigneur ;
Les mères les pressaient tendrement sur leur cœur :
« Dieu ! ce n'est pas le mien ! » — Et l'ardente prière
S'élevait vers les cieux du cœur de chaque mère !
Tout était accompli : sous la faux de la Mort
Tous deux étaient tombés ; c'est là, c'est là le sort
Désiré de mon cœur, si ma mère chérie
Doit avant moi quitter une si triste vie !
Sans affection un cœur devient trop malheureux :
Si tu la prends, mon Dieu, fais-nous mourir tous deux !

Passant ! qui que tu sois, arrête en ton chemin !
D'un rameau verdoyant qu'aura cueilli ta main,
Orne ces deux tombeaux ! fais monter ta prière
Vers le Dieu Tout-Puissant !
Ô fils, qui que tu sois, rappelle-toi ta mère !
Ô père, songe à ton enfant !

[Poème achevé le 2 ou le 3 mai 1862, dont il n'existe qu'une copie : archives municipales de Toulon, Fonds Jean Aicard, carton 1 S 35, recueil Poésies à ma douce mère. En cette année 1862, alors qu'il n'était âgé que de quatorze ans, le jeune poète se risquait à ces compositions d'une certaine importance témoignant à la fois d'une inspiration plus nourrie et de facilités accrues de versification.]


Salut à Bandol

Salut, Bandol, charmant petit village,
Gaîment assis sur les bords de la mer ;
Salut aux flots qui baignent ton rivage,
Salut aux champs, au paysage vert !

Salut au port, à la blanche mouette
Glissant sur l'onde aux flots si transparents,
Et ton beau ciel que toujours je regrette,
Salut à toi ! Salut à tes enfants !

Ah ! pourquoi donc la ville qui m'enchaîne
Me tient sans cesse et malgré mes efforts ?
Vers toi, Bandol, c'est l'amour qui m'entraîne :
Tout ce que j'aime est bien pris de tes bords ;

Ma belle ville, ô ma belle patrie,
Toulon, Toulon, je t'aimerai toujours ;
Salut, Toulon, ô ma ville chérie,
Toulon, Bandol, voilà tous mes amours !

Je vois encor, je vois la mer qui brise,
Sur les galets la vague vient mourir,
Et sur les flots que soulève la brise,
Je vois encor l'oiseau des mers courir !

Puis ta jetée, une blanche ceinture,
Un diadème à tes pieds déposé,
Puis dominant ta riante nature,
Ton château fort à ta droite posé.

Ton vieux moulin aux ailes inutiles,
Ta petite île aux bords si verdoyants,
Tes beaux bâteaux et tes marins habiles,
Tes bons ouvriers et tes joyeux enfants !

Avril jaloux fait tomber la parure
Des arbres verts, ornement du printemps,
Salut encor à ta belle nature,
Salut à toi, salut à tes enfants !

Que St Hubert, le patron du village,
Veille toujours sur tes bons habitants !
Salut encore, salut à ton rivage,
Salut à toi, salut à tes enfants !

[Composé à la mi-mai 1862, ce poème n'est connu que par une copie : archives municipales de Toulon, Fonds Jean Aicard, carton 1 S 35, recueil Poésies à ma douce mère.
Bandol, dans le Var, est le village dont la grand-mère paternelle de Jean Aicard était originaire. En allant voir ses grands-parents dans leur retraite de Sainte-Trinide, le jeune homme retrouvait aussi quelques cousins bandolais.]


À M. de Lamartine

I.

Lorsqu'en lisant vos vers on vous suit dans un rêve,
Et qu'en vous écoutant l'âme avec vous s'élève
Pour monter dans l'espace et s'abreuver d'espoir,
Lorsqu'on entend frémir les harpes éternelles,
Qu'on se sent envoler au toucher de vos ailes,
Tout enivré d'amour ; sans force et sans pouvoir !...

II.

Oh ! quels enchantements alors transportent l'âme !
On a besoin d'amour : plein d'une ardente flamme
Le cœur se consumant s'exhale avec vos vers,
Et lorsque votre luth dans votre main soupire,
Alors qu'un dernier son avec lenteur expire,
On croit entendre encore vos sublimes concerts !

III.

Ô Poète divin ! quel pays est le vôtre ?
De quel globe inconnu descendu sur le nôtre
Vintes-vous pour ravir les esprits et les cœurs ?
Dieu vous envoya-t-il bercer notre souffrance
L'endormir par des chants qu'exhale l'espérance,
Et dans des rêves d'or effacer ses douleurs ?

IV.

Mortels, que dans vos cœurs l'étonnement s'efface !
Le plus profond respect doit en prendre la place :
Chantez l'hymne des Saints, la gloire du Seigneur !
Ce poëte autrefois, ange parmi les anges,
Entonnait avec eux les sublimes louanges,
Et seul, Dieu le choisit pour guider notre cœur !

Le 5 Août 62.

[Ce poème n'apparaît qu'une seule fois dans les papiers de l'écrivain : archives municipales de Toulon, Fonds Jean Aicard, carton 1 S 35, recueil Poésies à ma douce mère. Jean Aicard, qui avait connu Lamartine, un ami de son père et d'Alexandre Mouttet, lorsqu'il était pensionnaire au collège de Mâcon, a conservé, toute sa vie, une grande vénération pour le poète et a même pris sa défense alors que, ruiné et retiré dans l'une de ses propriétés, il était en butte à la vindicte générale.]


L'Araignée et le Papillon

La Nature sourit ; Zéphyre à son retour,
A fait épanouir les roses et l'amour.
Le papillon, brillant parmi les fleurs brillantes,
Voltige, et, fol amant, caresse tour à tour
La rose et le bluet ; ses ailes inconstantes
Obéissent à son désir.
Or, tandis que son vol l'entraîne,
Dame araignée à qui la faim se fait sentir
Depuis une bonne semaine,
Dans les fleurs établit son sinistre domaine.
La méchante avait vu d'un regard envieux
Voler le papillon joyeux :
Elle se cache, et, sous le vert feuillage,
L'attend au piège et le saisit des yeux.
Dans les airs cependant le papillon volage
Court, monte, redescend pour remonter encor,
Et non loin quelquefois de l'araignée avide,
Sur une fleur d'argent pose ses ailes d'or,
— Evitant, sans la voir, une embûche perfide.
L'autre insecte aux aguets, attendait mais en vin,
Pour dévorer plus tôt sa proie,
L'araignée emprunta, stratagème certain,
Le discours qu'à Monsieur du Corbeau, plein de joie,
Compère le Renard débitait un matin.
Dans ces panneaux, tant que vous êtes,
Vous donnez tous, hommes et bêtes.
Alors, d'un ton mielleux, l'hypocrite lui dit :
« Gai papillon au vol hardi,
De cet éclat, qui te colore ?
D'où vient le feu changeant dont ton aile se dore ?
Dieu lui-même a pris soin de te faire si beau ;
Sur ton aile il a mis les rayons de l'aurore,
Les rubis de la terre et les perles de l'eau ;
Approche, papillon, viens, de loin je t'admire,
Mais de près !... »
Le pauvret, plein d'orgueilleux délire,
Tout gracieux, accourt : — il écoute, il désire
Des éloges nouveaux… hélas ! vœux superflus !
L'araignée à l'instant le saisit !... sans rien dire !...
— Il ne peut pas jurer qu'on ne l'y prendrait plus !

Février 1864.

[Ce poème n'est copié que dans un seul cahier : archives municipales de Toulon, Fonds Jean Aicard, carton 1 S 34, Mes vers d'enfant, pages 2-3. Le genre de la fable est un exercice obligé pour tout apprenti-poète et Jean Aicard a laissé quelques compositions à la manière de La Fontaine.]


À Victor Hugo

                                                                                                  Oh ! l'avenir est magnifique,
                                                                                                  Jeunes Français, jeunes amis.
                                                                                                  Un siècle pur et pacifique
                                                                                                  S'ouvre à vos pas mieux affermis.
                                                                                                                               V. H.

i.

Je jette au feu des vers que je vous envoyais ;
Les pieds étaient comptés ; les rimes étaient belles ;
Les strophes essayaient terre à terre leurs ailes.
Pourtant, c'était senti : je vous y tutoyais.

Quelqu'un qui les a lus m'a dit de les refaire,
Et c'est pourquoi, tant bien que mal, j'écris ceux-ci.
Ils seront plus mauvais que les autres ; aussi
Le plus sage parti ce serait de me taire.

Oui, mais je ne pourrais : depuis le premier jour
Où vous êtes venu, dans mon âme asservie
Demi-dieu rayonnant jeter l'éclair de vie,
Pour vous je me sens plein d'un ineffable amour.

Je vous aime, exilé qui pleurez votre France ;
Je vous aime et vos chants me pénètrent le cœur :
Je souris avec vous aux rêves de Bonheur,
Je pleure : je comprends votre sainte souffrance.

Victor Hugo, j'ai vu dans la splendeur des cieux
Comme un aigle planer votre sublime Idée ;
Je l'ai vue en son vol de lumière inondée,
Et j'ai crié : c'est grand ! Génie audacieux.

Vous sapez toute erreur qu'un monde vil adore ;
Vous brisez l'échafaud ; ou, la Justice en main,
Vous châtiez le crime, et la France, demain,
Vous devra les rayons de sa nouvelle aurore.

ij.

Je vous ai lu, Victor, pour la première fois
Dans mon triste Lycée, effroi des Feuillantines,
Et je n'emportai pas mon livre dans les bois.
Cependant, étonné des images divines
Ecloses tout à coup devant mes faibles yeux,
Bien longtemps je rêvai de vous ; et, sérieux,
Les jours suivants encor je lisais votre livre.

De vos pensers ardents ma jeune âme s'enivre.
Je sais par cœur Victor Hugo. L'heure des jeux
Se passe bien souvent à causer du poëte :
Nous vous aimons. Pour moi, volontiers je me prête
À réciter vos vers fort mal, mais de mon mieux.
Parfois nous discutons ; les deux partis contraires
Se prendraient au collet si l'on n'empêchait point.
Vrai Dieu ! je me battrais. Mes piteux adversaires
Me vaincraient, ou fuiraient meurtris de coups de poing !

Règlement ! Règlement, hargneux, maussade, austère,
Que de fois pour Victor j'ai bravé ta colère !
Vous sur qui je lisais, vieux bancs, soyez discrets ;
Vous, bureaux, receleurs de mes livres secrets,
Motus ! car tout pédant, tout universitaire
Exalte la Routine et punit le Progrès !

Je passai plus d'un an à vous lire et relire ;
Despréaux en souffrit, et, puisqu'il faut tout dire
En délaissant le grec j'oubliai mon latin !
Vos livres, bien cachés derrière ceux d'Horace
Passaient pour du Virgile ; écolier libertin
C'est à quoi j'employais mes loisirs et ma classe.

Je me confesse à vous… surtout, n'en dites rien.

Les vacances, espoir de tout vrai collégien,
Vinrent ; je lus toujours l'auteur de préférence ;
Je le lus en entier ; par bonheur, cette fois,
J'emportai le beau livre, en rêvant, dans les bois,
                           Et je le sentis mieux !
                           Noble fils de la France
Ton grand œuvre proscrit est passé sous mes yeux.
Mon sang a reflué vers mon cœur. En silence
Longtemps j'ai médité l'ouvrage glorieux.
Poëte, j'ai compris le sentiment qui vibre
En tes chants immortels ; la sainte majesté
D'un exilé qui veut la jeune France libre,
Et j'ai dit, ému, palpitant, exalté :

iij.

Ne viendra-t-il jamais ce siècle de lumière ?
Ne le verrons-nous pas, nous, jeunes et français ?
Liberté, nous serons tous morts sous ta bannière
Si nous ne le voyons jamais !

                 Divin semeur que rien n'arrête
                 Dans ton labeur longtemps ingrat
                 Que de couronnes sur ta tête
                 Le juste avenir posera !
                 Nos fils diront : « Il était brave
                 Ce héros soucieux et grave
                 Qui combattait avec l'esprit !
                 Il nous voulait ce que nous sommes :
                 Libres ! » et l'amour de ces hommes
                 Glorifîra ton nom proscrit !

Mais s'il venait demain cet avenir sublime ?
Demain plus de bandit, de forfaits, de victime.
Rends-nous, ô Liberté, nos exilés Français.
L'heure approche. Victor, vous notre grand prophète
Vous viendrez. Votre gloire alors sera parfaite.
Oui ! nous serons demain libres, et désormais
Vous vivrez parmi nous, car nous serons Français !

iv.

Vous qui donnez la joie et la vie à mon âme
En me chantant l'amour de la mère et de Dieu !
Vous aux accents de qui ma jeunesse s'enflamme
Quand vos chants aux Français disent un sombre adieu !
Pardonnez aujourd'hui si jusqu'à vous j'élève,
Audacieux, ma voix. Poëte au cœur de feu,
Vous parler un instant était mon plus beau rêve,
Vous voir… non ; sur la terre on ne voit point un dieu !

Ah ! que mon cri d'amour n'aille point dans le vide.
Mon pauvre cœur d'enfant se sentirait troublé,
Des pleurs… ayez pitié de ma Muse timide,
Elle vient de France, exilé.

Lycée de Nîmes.
Octobre 64.

[Admis à correspondre avec l'Exilé de Guernesey, le jeune lycéen lui envoya, à diverses reprises, des poèmes débordant d'amour et de vénération. Celui-ci, un des mieux réussis, est extrait du recueil Poèmes et contes divers (archives municipales de Toulon, Fonds Jean Aicard, carton 1 S 38).]


Aux Lycéens pour la Pologne

Amis, nous grandissons à l'ombre de la gloire,
Ce drapeau tricolore arboré sur l'histoire
Par la valeur de nos aïeux.
Nous sommes les enfants de la sublime France,
Ce foyer de vertu, ce soleil d'espérance
Sur qui sont fixés tous les yeux.

L'Avenir est à nous ! — Dans l'éclatant espace
L'Astre français rayonne, et tout le siècle qui passe
Ajoute encore à son éclat.
La liberté nous aime et, forts de nos armes,
Quand il faut secourir la justice en alarmes
Nous guide elle-même au combat.

Eh ! bien, c'est aujourd'hui que la Pologne expire ;
Sous le joug moscovite à peine elle respire
Et tourne son regard vers nous…
Ah ! Poniatowski roulant au gré du fleuve
Est mort loin du secours français, mais que sa veuve,
La Pologne, ait un sort plus doux,

Que cette femme en deuil qui demande un asile
A la France sa sœur, puisse, un moment tranquille,
Prier en mourant sur son sein.
Qu'elle puisse presser une croix sur sa bouche,
Et couvrir d'une main la blessure où, farouche,
S'acharne encore l'assassin.

Oui, l'assassin a tant torturé cette femme
Qu'il avait mise aux fers ; il a tourné sa lame
Si longtemps dans la plaie en feu,
Que depuis tout un siècle elle est à l'agonie,
Et qu'aujourd'hui ses fils viennent finir leur vie
En France, sous l'aile de Dieu !

Soyons grands, voici l'heure ! enfants ! soyons des hommes,
Nous ne pouvons venger, tout français que nous sommes,
Le faible opprimé par le fort !
Tout le défend : l'espace, et notre âge,… et nos mères !
Mais nous adoucirons les souffrances amères
Des vaincus, victimes du sort !

Versons, versons sur eux nos pleurs et nos prières ;
Que les vierges lambeaux de nos jeunes bannières
Ombragent tant de fronts meurtris !
Qu'ils soient des voiles purs pour tant de femmes nues,
Des lits pour les blessés gisant au coin des rues,
Des linceuls pour les morts proscrits !...

… Venez et dites-moi si cet aspect vous navre ;
C'est une mère en pleurs auprès d'un froid cadavre
Pour le suivre elle a pris sa main.
Il était de notre âge, et la guerre traîtresse
Avait dans tous les camps respecté sa jeunesse
Et voilà qu'il est mort de faim !

Ici c'est un enfant encore à la mamelle
Plus loin c'est une fille aux doux yeux, fraîche et belle
Rose épanouie à l'amour
La foudre a secoué ces deux fleurs de la branche !
Et là, c'est une aïeule, un vieillard qui se penche,
Se penche et meurt avant son jour.

Tout cela pêle-mêle est jeté dans la tombe,
Sous la faux de la faim tout chancelle et succombe ;
Ainsi lorsque l'orage a lui
Quand sous les vents la plaine en gémissant frissonne
L'éclair, glaive de feu, court rapide et moissonne
Les épis affaissés sous lui !

O mes amis, soyons le soleil qui relève
Ces épis foudroyés ; dissipons comme un rêve
L'ouragan aux cris furieux ;
Donnons avec nos cœurs un peu de la richesse
Que Dieu nous a donnée, et qui, pour la détresse
Deviendra la manne des cieux.

Donnons, oh ! donnons tous ! — une obole, un centime
Enrichit le trésor ; c'est l'aumône sublime
Le denier de la veuve en deuil ;
Privons-nous de plaisirs, et de jeux et de fêtes
Puisque nous n'avons pu lutter, quand les tempêtes
Lançaient la Pologne à l'écueil !

Donnez, amis ; donnez, dignes fils de vos pères ;
Songez que ces mourants sont doublement vos frères :
Ils sont chrétiens et Polonais.
De vos biens superflus, faites le sacrifice ;
Ah ! soyez généreux, pour que l'on applaudisse
La France en vous, jeunes Français !

La Bénédiction est une eau qui féconde ;
Sur nos fronts inclinés va ruisseler cette onde ;
Tout un peuple va nous bénir !
Toi qui meurs pour ton Dieu, pour la liberté sainte,
Pologne, embrasse-nous dans ta dernière étreinte !
France à genoux ! C'est un martyr !

Lycée de Nîmes. 1865.

[Les écrits de jeunesse n'offrent qu'une copie de ce poème (archives municipales de Toulon, Fonds Jean Aicard, carton 1 S 32, recueil Flux et Reflux, XXXI, page 75). L'auteur invite ses condisciples à la générosité afin de soulager les malheurs des pauvres Polonais à une période dramatique de leur histoire. Jean Aicard avait probablement sous les yeux deux poèmes de Jean-Guérin Ponzio, un auteur engagé avec qui il était entré en relations, Ode à la Pologne et L'ordre règne !!! lorsqu'il composa ces vers.]


Post-scriptum d'une lettre
à Victor Hugo


Je voulais vous écrire un post-scriptum en prose
Afin de vous compter plus simplement la chose,
Mais en vers, il sera peut-être un peu moins long ;

Bandol est un village assis, près de Toulon,
Sur les bords de la mer : les habitants ont l'âme
Grande ; elle réfléchit leur firmament de flamme.
Quelques parents à moi vivent là, dans ce coin ;
Quelques amis ; — j'y vais souvent, ce n'est pas loin,
Et cela fait du bien de sentir qu'on vous aime.
Eh ! bien, ces braves gens chérissent, lisent même
Le Proscrit. — Avant-hier j'allai les voir. Beaucoup
Réclamèrent des vers. Tout en buvant un coup,
Au milieu d'eux, j'en dis ; et bientôt nous montâmes
Dans une salle à part, pour abreuver nos âmes
De Vérités ; et là, l'œil fixé sur le mien,
Et les yeux de l'esprit sur vous, ne perdant rien,
Ils écoutaient. Je pris, en tremblant la parole.

Un long temps s'écoula comme un instant s'envole.
Quand Napoléon II retentit ; quand l'enfant
Grandit avec l'orgueil du père triomphant,
L'extase les tenait. Après le bruit des armes,
Tous pleuraient, de l'exil tous ayant vu les larmes,
Ô mon maître, alors pour tous une seule voix
Demanda que l'on fit place à Napoléon III.
On souffla « Châtiment ! » — Je dis l'Orientale.
On frémit. L'assemblée était vibrante et pâle.
Des femmes écoutaient à la porte. On n'eut pas
La force d'applaudir. Moi, debout, et le bras
Tendu, chacun cria bientôt avec sa force :
« À l'Exilé ! buvons ! » — Hommes à rude écorce
Tous mâchonnaient leur pipe en pleurant.
                                                                          J'ai pensé
Vous plaire en vous disant comme ça s'est passé.

Toulon. 7 Février 1866.

[Seule version connue : archives municipales de Toulon, Fonds Jean Aicard, carton 1 S 32, recueil Flux et Reflux, XXXV, page 87. Poème spontané, composé d'un seul jet, mais qui présente l'intérêt d'évoquer la vie du grand-père dans sa retraite de Sainte-Trinide et de souligner combien le petit peuple des campagnes vibrait aux idées généreuses du grand poète national.]


Garibaldi

C'est le républicain ! Il a pour seule haine
La puissance d'un seul, aveugle et souveraine,
Qui dompte et fait plier le droit ; sa mission,
C'est ton triomphe juste, ô Révolution !
Il n'aime pas les rois beaux, tout puissants, injustes,
Par le peuple engraissés, ces fainéants augustes
Qui de mets et de vins tout gonflés et d'orgueil
S'étalent écrasants sur les peuples en deuil !
Les rois naïfs, les rois rusés ou les rois bêtes,
Sous des couronnes d'or toutes ces fières têtes
Dont le génie et les sottises coûtent cher,
Il s'en moque ! et tous ceux qui marchent sur leur chair,
Mendiants aux pieds nus, vagabonde canaille,
Entrent, quand il le veut, au fort de la bataille.
Il a pour compagnons les pauvres, les souffrants,
Tous les gueux révoltés qui reprennent leurs rangs
Quand il le veut, quand il le dit, au premier signe !
Oh ! les loyaux bandits que le pillage indigne !
Oh ! les grands combattants, nobles sous leurs haillons !
Regardez-les presser leurs maigres bataillons !
En avant ! sur les eaux ! en avant dans les terres,
O pâles révoltés, farouches volontaires,
Martyrs de la raison et de la vérité.
Partout où dans les vents passe la liberté,
De Rome à la Sicile et de Gêne en Afrique,
Partout où l'on entend ce mot : La République,
Se murmurer à voix si faible que ce soit,
On retrouve aujourd'hui ce défenseur du droit :
Garibaldi ! Partout ses hommes sont les mêmes,
Et (oui !) ce sont toujours les crieurs de blasphèmes ;
Oui, ce sont tous les cœurs lassés d'être meurtris,
Tous ceux qui sous la loi du plus fort étaient pris,
Et qui, forts à leur tour, sont la terreur du crime…
Si le plus fort a peur devant leur nombre infime,
C'est qu'il sent, c'est qu'il voit vivre en eux et par eux
Le peuple jusque là tremblant et malheureux ;
C'est qu'il a bien compris que — malgré son silence,
Le peuple par l'espoir sur leurs traces s'élance ;
C'est que les rois, au seul nom de la liberté,
Sentent sous eux frémir toute l'humanité !

Sombre représentant des âmes populaires,
De leur mépris, de leurs douleurs, de leurs colères,
Il poursuit son labeur, le pur Garibaldi !
Tantôt sur un cheval cabré, ferme et hardi,
Tantôt sur un vaisseau que lui-même commande,
Il passe, le héros à l'âme simple et grande,
Et la mort, au milieu des plus âpres combats,
S'arrête confondue et ne le touche pas !
Surpris de sa grandeur l'avenir le contemple
Et donne à nos enfants affranchis cet exemple ;
Qu'on me dise un soldat plus glorieux que lui !
Or ce libérateur vient à nous aujourd'hui.
Lorsqu'avec vos bandits, mon Général, vous eûtes
Du siècle des Titans renouvelé les luttes ;
Quand vous eûtes, suivi de vos gueux redoutés
Et de la Liberté qui marche à vos côtés,
Pris Palerme à son roi par un coup de génie ;
Et, quand, pour rendre Rome à l'Italie unie,
Afin de renverser du Vatican, ce roi
Qui règne en même temps par l'enfer et l'effroi
Et par le paradis qu'il donne ou qu'il retire ;
Quand, pour renverser ceux qui prêchent le martyre,
La résignation, le cilice et la faim,
En mangeant et buvant du meilleur dans l'or fin,
Vous vîntes, révolté magnifique, ô grand homme,
Pour la rendre aux Catons tenter de prendre Rome,
La France alors, regret et remords impuissant !
Leva sa baïonnette et versa votre sang !
La France, le pays de Danton, de Camille,
Qui secourt Wasington et brise la Bastille,
Subit honteusement l'ordre qu'on lui donna
D'accomplir cet exploit merveilleux : Mentana !

Vous nous pardonnez donc, ô batailleur sublime,
Notre honte qui fut à ce moment un crime !
Vous nous pardonnez donc d'avoir pu sans horreur
Ni dégoût si longtemps subir cet empereur,
Et laisser nos soldats marcher contre les vôtres,
Et laisser s'égorger ainsi les uns les autres
Les enfants de la France et vos frères à vous !
Vous nous pardonnez donc, à l'heure où contre nous
Roule et court en grondant le torrent germanique
Parce que nous portons le nom de République
Et, sans considérer s'il fut bien mérité,
Au nom du sacrifice et de la vérité
Vous accourez parmi vos bourreaux de la veille,
Qui contre vous faisaient hier encor merveille,
Et vous, hier blessé par nous, vous voilà donc
Blessé pour nous ! C'est là notre éclatant pardon !...
Ainsi toute l'Europe assiste à nos défaites,
Elle qui si longtemps pris sa part de nos fêtes,
Sans s'émouvoir et sans nous donner son secours ;
Et vous, vous que la France a méconnu toujours,
Vous l'excommunié, vous que le prêtre insulte,
Vous venez au milieu de notre affreux tumulte,
Calme, vieux et vaillant ; vous exaltez nos cœurs
Et vous nous aiderez à devenir vainqueurs !

Citoyens, n'ayons pas de vanité stupide ;
Ne soyons pas jaloux de cet homme intrépide ;
Il n'est pas étranger, ce fier Italien :
La République l'aime et le reconnaît sien !

La parole s'arrête en tremblant. Oh ! l'histoire
Dira qu'il commença notre lente victoire,
Et de ses yeux remplis de larmes le verra
Pour la France en péril désertant Caprera ;
Elle dira son cœur puissant, son âme douce,
Et que ce dur guerrier, que l'injuste courrouce,
Aima la paix et fit la guerre cependant
Pour l'Italie Unie et l'Homme Indépendant !

7 février 1871.

[Seule version connue : archives municipales de Toulon, Fonds Jean Aicard, carton 1 S 44 (2), coupure de presse, périodique non identifié, livraison du jeudi 23 février 1871. Jean Aicard fit parvenir ce poème au combattant pour l'unité italienne.]