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 ers lus par l'auteur à la séance d'inauguration du Refuge des femmes enceintes, le 6 mars 1892.

Elle a seize ans, et c'est une fille de ferme ;
Elle est jolie et forte, elle travaille ferme,
Et plus d'un paysan doit en être amoureux,
C'est le temps où les nids, cachés, jasent entre eux,
Répétant à l'aurore, au ciel, aux bois, aux roses,
A la brise du soir, partout, les mêmes choses,
Et l'écho des vallons et des bois ténébreux
Redit le chant d'avril au cœur des amoureux.

La caille a fait son nid, dans les grands blés, à terre ;
Le rossignol, au fond de la nuit solitaire,
Un peu loin de son nid, essaie, avec ses chants,
D'en détourner vers lui les animaux méchants ;
Sur le crépi des murs, les mêmes nids, fidèles,
Ramènent vers nos toits les mêmes hirondelles…
Et (le penseur a beau se demander pourquoi)
Inconsciente ou non, l'impérieuse Loi
Obscure dit : « Je veux », et l'univers tressaille !
Et la biche, tremblante au fond de la broussaille,
Attend que, des deux cerfs, le plus faible, éventré,
Brame encore en mourant, vers le désir sacré !

C'est la vie, et l'amour ; c'est Vénus immortelle.
La fille du hameau l'entend parler en elle,
Sans savoir, sans comprendre, et voilà qu'une nuit
Où le vent plus doux chante et rêve, elle le suit,
Naïve, obéissante, ignorante, — appelée
Par la force éternelle, au vent du soir mêlée,
Par la chanson des nids, — et par le paysan
Qui dit (soumis lui-même au destin) : « Viens nous-en ! »
Et de tes deux vaincus, ô Nature sublime,
L'un est un grand coupable, et l'autre une victime !

O douleur ! le temps passe, et voilà qu'en hiver
Elle sent, la victime, au profond de sa chair,
Battre un cœur… qui n'est pas son cœur ! sourdre une vie
Étrangère !... On ne sait quelle angoissante envie
Qui vient d'un autre, la commande… Amour ! amour,
L'avenir est en elle et désire le jour !

Son maître, le fermier, lorsque la vache vêle,
Apprend avec bonheur cette grande nouvelle ;
La pouliche, il saura la soigner de sa main ;
Mais, ô tristesse ! l'homme à l'homme est inhumain
(En attendant qu'il soit soumis a la pensée)
Et la fille trompée est chassée… oh ! chassée
Honteusement, sur l'heure, et… vas où tu voudras,
Toi qui n'as rien, que le travail de tes deux bras !
— « Ils sont rompus, mes deux pauvres bras, ô mon maître !
— Va-t'en !
                     — Mais le petit qui viendra, le doux être
Innocent ?...
                      — Va-t'en !
                                          — Mais je vais mourir, moi !
                                                                                            — Meurs !
Mais va-t'en !
                         C'est un trait touchant, de bonnes mœurs.

Cette autre, c'est Marton, la soubrette (Julie,
Si vous voulez), bien faite et bien mise, jolie,
Plaisante ; c'est la fille aux doigts fins, qui le soir,
Accommode Madame, en riant au miroir,
L'apprête pour le bal, où l'on « fleurte », et lui porte,
Sur un plateau, des mots galants de toute sorte.
Un monsieur quelquefois la prend par le menton :
« Friponne ! » elle sourit… Alors d'un autre ton :
« Je t'aime ! » et le baiser — du cou glisse à la lèvre…
Fille tu seras mère !... et dans les nuits de fièvre,
A l'hospice, en délire, en larmes, sanglotant,
Tordant parfois ses deux mains maigres, qu'elle tend
Vers le spectre obstiné de l'amant, cette femme
Nomme le père, — et dit : « C'est le frère à Madame. »
L'autre est veuve. Elle était l'épouse au cœur loyal
D'un brave ouvrier mort sur le lit d'hôpital.
Elle est près d'être mère, et le travail est rude :
Elle sent dans ses os la sainte lassitude.
Pourtant il faut du pain : « Travaillons jusqu'au bout. »
Mais faible, repoussée à grands cris et partout
(Cela se voit !) manquant de l'abri nécessaire,
Mère deux fois sacrée, elle meurt de misère.

— « La patrie a besoin d'enfants… En haut, les cœurs !
« Laissons rire les sots, sourire les moqueurs,
« L'ironie écumer sur des lèvres amères,
« Et sauvons l'avenir dans le ventre des mères ! »
Voilà votre œuvre. Elle est digne d'un siècle grand,
Noble qui voit la vie au fond, et qui comprend…
Le piège de l'amour, — qu'on soit femme, colombe,
Ou louve, — c'est le piège ineffable où l'on tombe
Avec joie et terreur, toujours, — fatalement.
Or, les grands cœurs, au fond de leur noir firmament,
Depuis longtemps ont vu luire, sur nos désastres,
Sur nos deuils, une étoile, heureuse entre les astres,
Une flamme invisible à tous les autres yeux ;
Seuls, ils ont vu d'abord ce feu mystérieux.
Cette lueur, lointaine, adorable, divine…
(Ce que l'esprit saura, le cœur, lui, le devine.)
Mais voici qu'aujourd'hui la science, à son tour,
Reconnaît dans son ciel ce qu'inventa l'amour,
Et par-dessus les lois, les dieux et les morales,
Sur tous les deuils, tous les soupirs, sur tous les râles,
Rayonne, comme un phare au feu multiplié,
L'étoile du matin, qu'on nomme la Pitié.