Le Romulus
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Jadis, un vieux marin du vieux Toulon, me dit :
— « Le ROMULUS ?... je m'en souviens !... j'étais petit :
À Sainte-Marguerite un jour, sous la falaise
À pic, dont les rochers ont des rougeurs de braise,
Nous pêchions, en bateau, mon père et moi.
— « Garçon,
(Me dit-il tout à coup, en jetant un poisson,
Une belle dorade, au fond de notre barque)
Allons nous-en. Depuis un instant je remarque,
Au large, des bateaux suspects ; plus d'un trois-ponts ;
Regarde ! ça n'est pas des français, j'en réponds !
Diable ! en voilà sept, neuf… dix ! plus d'une douzaine !...
Et pourquoi ces bateaux ont-ils à leur misaine
Le pavillon qui fut le nôtre au temps des lys, —
Tout blanc, — celui de dix-sept cent quatre-vingt dix ?
En veulent-ils au fort de Sainte-Marguerite ?
Prends la barre, et gagnons Port-Méjean, au plus vite ! »
Républicain, mon père, un soldat de l'an II,
Blessé d'un coup de sabre était resté boîteux
Et, depuis ce temps-là, n'allait plus à la guerre,
Mais, dans ses mains, un aviron ne pesait guère…
On partit. Port-Méjean d'ailleurs n'était pas loin,
Et c'est de là, caché, que je fus le témoin
Du fier combat qui fut livré sous la falaise
Par deux puissants trois-ponts de la marine anglaise
Au ROMULUS, navire à deux ponts, — commandant
Rolland, très bon marin, énergique et prudent.
Voyant cingler vers nous tous ces Anglais :
— « J'espère
Que le fort a chargé ses canons, dit mon père.
Mais l'empereur, qui songe à défendre Paris,
N'a pas assez de monde et lève des conscrits
De quinze ans ! Quel malheur !... Nos forts, que l'on déserte,
Font semblant de veiller sur notre rade ouverte !
Mauvaise affaire ! notre escadre est en péril,
Vois ! »
Et tournant les yeux vers Escampe-baril,
Je vis, à l'Est, doublant le cap de l'Oursinière,
Six navires français accourir, vent arrière.
Le Sceptre, la Médée ensuite, le Trident,
Puis la Dryade et l'Adrienne, précédant
Le ROMULUS, — et tous les six, chargés de toiles,
Ils regardaient venir les Anglais, dix-sept voiles !
Et ces Anglais, afin d'être mieux insolents,
À leur misaine avaient, tous, des pavillons blancs.
Le ROMULUS portait dignement son nom d'homme,
Le nom prestigieux du fondateur de Rome.
Quand ils virent l'Anglais leur couper le chemin,
Tous, à son bord, marins de France au cœur romain,
Sentant grandir en eux la haine héréditaire,
Promettaient honte et mort à la vieille Angleterre.
Mon père (il avait vu, jeune, d'autres combats)
M'expliquait la manœuvre en détail, mais tout bas,
Comme un chasseur qui craint de manquer, par sa faute,
La bête effarouchée, en parlant à voix haute :
— « Le ROMULUS, à lui tout seul, va protéger
L'escadre, en attirant sur lui tout le danger.
Qu'il l'ait ou non voulu, c'est bien cela ! Regarde,
Vois ! c'est en laissant fuir les autres — qu'il les garde ! »
C'était juste. Les cinq premiers de nos vaisseaux,
Gagnant le port, cinglaient, noirs sur le bleu des eaux
Qui moussaient devant eux avec de grands murmures,
Et les Anglais, serrant le vent, tribord amures,
Venaient contre eux, cherchant à couper — c'était clair —
La route aux six vaisseaux français, dans notre mer !...
Sur nos six goélands, dix-sept oiseaux de proie !
À midi, le premier de ces Anglais, envoie
Une volée aux cinq premiers bateaux français ;
Il leur fait peu de mal ; puis, tirant sans succès,
Quelques instants encore, il leur donne la chasse ;
Puis, les abandonnant tout à coup, il se place
Par le travers et sur tribord du ROMULUS
Qui répond feu pour feu mais qu'il ne lâche plus,
Et quand il le rejoint dans sa fuite impossible,
Chacun des deux se heurte à sa mouvante cible
Et chacun des deux, vergue à vergue, corps à corps,
Voit les sabords de l'autre éventrer ses sabords !
Mais notre ROMULUS, craignant qu'on ne l'assaille
Sur l'autre flanc, échappe — en crachant sa mitraille —
Au choc du corps à corps dont sa coque a gémi,
Et, pour n'avoir que d'un seul côté l'ennemi,
Sans arrêter son tir, il vient raser la terre.
Il en suit les contours, — manœuvre salutaire,
Car il connaît les fonds d'ici, chaque rocher,
Dont l'anglais méfiant n'ose trop approcher.
… Ah ! Monsieur !... au-dessus des grands fonds aux eaux vertes
Le ROMULUS semblait, ailes larges ouvertes,
Un albatros qui nage et vole en même temps !
Jetant, par ses sabords, des feux intermittents,
Sous la falaise et la redoute désarmée,
Il nageait, il volait, perdu dans la fumée !...
Je vis, sous les boulets anglais, le haut des rocs
Eclater au-dessus de ses mâts, et, par blocs,
Tomber, crevant le pont et mutilant les hommes !
Rolland devait se dire : « Ils verront qui nous sommes ! »
Un coup de feu le blesse au front, et cependant,
Quand Biot le remplace, il reste commandant.
Seize morts. Soixante huit blessés. La canonnade
Se prolonge… Ayant vu tomber son camarade
Nommé Reboul, vieillard de soixante-dix ans,
Romanès, qui connaît aussi fonds et brisants,
Prend la barre, en héros que le péril enflamme,
Et c'est une autre main, mais c'est une même âme ;
Le ROMULUS — sept cents hommes — n'a qu'un seul cœur,
Et quand, narguant l'Anglais qui s'était cru vainqueur,
Il en vient à racler des vergues la falaise,
On dirait qu'au contact de la côte française,
Il prend force nouvelle et qu'un élan plus sûr
Le soulève ; il redresse aussitôt vers l'azur
Ses pavillons flottant sur ses voiles gonflées,
Et, vainqueur dédaigneux, sans répondre aux volées
Non plus d'un seul, mais bien de deux et trois vaisseaux,
Il court, fendant les airs, tranchant les grandes eaux,
Il va, fier, libre ; il est, malgré les avaries,
Sauvé, gréements hachés et mâtures meurtries,
Mais enfin dans la rade, il entre, glorieux,
Tandis que, tout là-bas, réjouissant nos yeux,
L'anglais, sa plaie au flanc, traînant ses pauvres ailes,
Se faisait remorquer vers des gloires plus belles.
— « Tu viens de voir, petit, sous ce feu meurtrier,
Une manœuvre, belle à me faire crier,
Dit mon père ; oui, c'est beau, pour peu qu'on s'y connaisse ! »
Puis, entraîné par un souvenir de jeunesse :
— « Vive la République ! »
Et, riant de l'erreur,
Il ajouta bien vite : — « Et vive l'Empereur ! »
JEAN AICARD.