Le Fleuve de sang
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Où vas-tu, cavalier ? — Ô vieillard, je l'ignore.
Je conduis mon cheval du côté de l'aurore,
Et tel je veux marcher jusqu'à la mort, pour voir
Un grand but inconnu dont j'ai le vague espoir.
— Tu vas à l'idéal ? quel est ton nom, jeune homme ?
— Le monde que j'amuse, en souriant, me nomme
Le Poète. Mais toi, vieillard, qui parais las,
Veux-tu me dire aussi d'où tu viens, où tu vas,
Et ton nom vénéré chez les hommes, sans doute ?
— Mon nom est le Progrès. Or, je suis las — Écoute :
J'ai visité les pics, les ravins, les coteaux,
Les sapins nus, tremblants et maigres des plateaux,
Les mines sous la terre où nul rayon ne plonge
Et les glaciers luisant au soleil qui les ronge.
Les pieds meurtris, courbé, mais tenant tête aux vents
J'ai marché, l'œil fixé sur les soleils levants,
En moi-même écoutant l'avenir naître et vivre.
J'ai soumis le tonnerre et j'ai créé le livre.
Pour passer sous les monts j'en ai creusé le roc
Et tout en descellant un bloc après un bloc
J'en soutins le fardeau branlant sur mon épaule.
Je veux marquer mes pas de l'un à l'autre pôle.
Quoique vieux, je suis fort et j'avance toujours ;
J'ai passé sur le trou béant des volcans sourds
Et sur leurs flancs mouvants où fermente la lave.
Quand la mer se révolte et qu'un peuple est esclave,
Je soulève le peuple et je dompte la mer.
J'ai construit des esquifs qui s'enlèvent dans l'air,
Et cinglent sous le vent vers les profondeurs bleues.
Je suis très las. Hier, j'ai fait quatre cents lieues ;
Cette nuit, j'ai pesé des astres dans ma main ;
C'est pourquoi tu me vois assis sur ton chemin.
Voilà bien vingt mille ans que je me mis en marche !
— Ne puis-je rien pour toi, réponds, ô patriarche ?
Mon cheval nous pourrait porter où tu voudras.
— Je le veux bien, mon fils, car je vais où tu vas,
Tu cherches comme moi les sources de l'aurore.
Et le cheval au fond d'une gorge sonore
Emporte sur ses reins frémissants et soumis
Vers l'Orient sacré les voyageurs amis.
Ils vont, l'enfant en selle et le vieillard en croupe ;
Se soutenant l'un l'autre ils courent, pâle groupe,
Et leur bruit insolite éveille dans leurs trous
Tous les oiseaux de nuit, les serpents et les loups.
Ils courent, sans jamais regarder en arrière.
L'œil ardent du cheval jette de la lumière,
Lorsqu'au fond des ravins ils descendent, si bas
Que l'éclat du soleil vaincu ne les suit pas.
On dirait tout un vol d'aigles dont l'aile vibre,
Car lorsque, par instants, le chemin n'est plus libre,
Le cheval, soulevé sur les rocs à grand bruit,
Élargit et referme aussitôt, dans la nuit
Qu'éclaire en même temps le feu de ses prunelles,
L'épanouissement lumineux de deux ailes.
Mais où vont-ils ainsi, par ces sentiers obscurs ?
Du chemin qu'ils ont pris, du moins, sont-ils bien sûrs ?
Leur cheval est ailé. Ne peut-il, dans la joie,
Dans l'azur du plein ciel, leur frayer une voie ?
Il passe ventre à terre et ne prend point essor ;
Il descend même au fond du val, plus bas encor :
C'est que les cavaliers savent que dans ces ombres
Un chaos d'êtres : pierre inerte aux regards sombres,
Le minerai rêvant d'être l'arbre au printemps ;
L'arbre triste, envieux des animaux broutants ;
Le végétal fait chair ; la chair sensible à peine ;
Des animaux ayant, hideux, la forme humaine ;
Le bien mouvant, du mal immobile indistinct ;
Des bêtes ayant l'âme et des hommes l'instinct ;
L'animal singeant l'homme et l'homme à face auguste
Créant son dieu qu'il fait à son image — injuste ;
C'est qu'ils savent que là l'invisible idéal
Se tord sous l'épaisseur de son œuf bestial ;
Qu'un amas de matière y vit, y meurt, y souffre ;
Et qu'en ce sombre abîme où leur course s'engouffre,
Dans ce ravin profond, pour tout un monde noir,
Leur lumineux passage est un éclair d'espoir !
Tout à coup, ils se voient enveloppés de brume ;
On dirait que le sol est en cendres et fume ;
Un brouillard blanc vers eux monte et pâlit la nuit ;
L'écho qui les suivait ne double plus leur bruit ;
Les cavaliers surpris de leur route incertaine,
Ont depuis un instant débouché dans la plaine.
Là, la brume est un dôme, et, mouvante prison,
Leur clôt à mille pas autour d'eux, l'horizon.
Ils pressent le cheval, l'éperon sur son ventre,
Mais du cercle qui marche ils sont toujours le centre.
Et quand ils croient enfin qu'ils s'en évaderont,
Le cheval se cabrant, rebelle à l'éperon,
Tout hennissant, bondit, recule et puis s'arrête ;
Le frein peut seulement faire dresser sa tête ;
C'est en vain qu'on lui rend la bride ; il ne veut pas,
Non plus qu'un bloc de pierre, avancer d'un seul pas.
Alors le doux vieillard lui parle, prie et presse,
Et, frappant de la main ses beaux flancs, les caresse.
L'animal, d'un pas lent et comme avec ennui,
À cette voix reprend son chemin malgré lui.
Bientôt, — il tente encore une halte ; il recule,
Et piaffe, mais la voix du vieillard le stimule :
Le cheval obéit ; il avance de flanc,
À regret, puis enfin s'arrête encor, tremblant.
Ils sont au bord d'un brusque abîme. Nul ne bouge.
À leurs pieds, lent et lourd, un fleuve coule, — rouge.
Il va du Nord au Sud et coupe leur chemin.
C'est un courant épais et chaud de sang humain ;
On en voit, par moments, sortir une buée
Qui monte et s'élargit en immense nuée.
De là sort le brouillard. Les voyageurs, tous deux,
Se sentent pris d'horreur pour ce fleuve hideux,
Où des corbeaux criards, lissant leur aile noire,
Des vautours, des condors, des aigles, viennent boire.
La rive et le courant, plus loin, sont de niveau ;
Là, debout, ignorants de la fraîcheur de l'eau,
Les arbres sont gorgés et leur écorce crève
Du flux trop abondant de leur horrible sève.
Troncs, feuilles, fleurs et fruits sont gras et rougissants
Et la hache en ferait sortir un flot de sang.
Pour dépasser ce fleuve au-delà de sa source,
Le cheval, au rebours du courant, prend sa course,
Ramené par l'appel impérieux du mors
Chaque fois qu'il s'écarte un peu trop loin des bords.
Plus de terre ; en foulant des rocs plats et du sable,
Ils arrivent au pied d'un mont infranchissable
Qui, par une caverne étrange, lentement,
Dégorge à flots épais son liquide écumant.
Le mont dont des vapeurs voilent la vague forme
Vomit le fleuve entier par cette gueule énorme.
Un homme est là, tout nu, près du bord, vieux, très vieux,
Assis, genoux aux dents, des larmes dans les yeux ;
Sa barbe rouge pend ; son échine se courbe.
Le cheval marche à lui, mais il glisse et s'embourbe
Dans une fange infecte où se prennent ses pieds ;
Leur route est là pourtant ! — « Ô qui que vous soyez,
Arrêtez-vous ! » — « Vieillard, dis nous donc où nous sommes ? »
— « Vous voyez tout le sang répandu par les hommes ;
« De tous les points du monde il s'infiltre et descend
« Sous la terre et ressort ici, fleuve de sang.
« Il est large et profond, mais les meurtres vulgaires
« N'ont créé qu'un ruisseau fait fleuve par les guerres.
« Ici, les assassins et les voleurs des bois,
« À voir les flots de sang versés par les grands rois,
« Pensent qu'ils furent trop châtiés, chez les hommes ! »
— « Mais toi, quel est le nom maudit, dont tu te nommes ?
— Moi, le lit de ce fleuve est creusé de ma main ;
« Je préside à sa source et mon nom est : Caïn. »
À ce nom, le cheval hennit et prend la fuite.
Les héros pour passer le fleuve qui s'irrite
Le pressent, mais en vain ; il s'arrête, debout
Sur la berge élevée : à leurs pieds gronde et bout
Le fleuve ; le flot pourpre accourt, reflue et coule.
Une île est devant eux ; sur cette île, une foule.
Ce sont les meurtriers en proie au châtiment.
Tous sont nus. Quelques-uns, couchés sans mouvement,
Attendent que le flot qui s'avance les touche,
Pour se dresser soudain furieux, l'œil farouche ;
D'autres crispent leur poing fermé contre les cieux ;
D'autres, les bras levés, implorent tous les dieux ;
Ceux-ci, se disputant pour refuge une pierre
Que le fleuve grossi gagnera la dernière,
Se battent enlacés, l'un l'autre se mordant ;
Leur chair est frémissante et souffre sous la dent,
Mais le sang n'en sort pas ; les coups peuvent se suivre :
Ils ne se tueront point, leur peine étant de vivre.
Ceux-là sont tout pensifs, résignés au remords ;
D'autres nouveaux venus, fanfarons de la mort,
N'étant pas encor soûls de sang, vont, en tumulte,
S'y plonger à l'avance et lui jeter l'insulte.
Le fleuve bouillonnant, s'enfle et monte contre eux
Et l'île, qui décroît autour des malheureux,
Étant de sable fuit sous leur pied qui la presse.
Ils enfoncent, pareils aux marins en détresse
Qui voient monter le flot monstrueux et la nuit,
Tandis que leur salut sous eux s'affaisse et fuit.
Les conquérants sous qui frémit toute la terre,
Sont là, tremblants, eux qui, dans l'orgueil militaire,
Pour un sceptre de roi, pour la gloire, pour rien,
Faisaient mourir un peuple et lui disaient : c'est bien !
Du sauvage Nemrod au superbe “Alexandre”,
Tous ceux contre lesquels quelqu'un dut se défendre
Sont là, dans cette foule infâme d'inconnus,
Et nul ne les pourrait désigner, ils sont nus.
Là sont les rois pasteurs, les princes et les prêtres
Décimant leur troupeau pour en rester les maîtres.
Fausseurs de conscience, ils avaient des soldats
Qui, trompés, s'avançaient en héros sur leurs pas,
Et dont le sang coula comme l'eau des fontaines !...
Gloire à ces morts sacrés, soldats ou capitaines,
Qui pour une chimère ayant bien combattu
Du mépris de mourir enseignent la vertu !
Honneur surtout à ceux que trahit la victoire,
Et qui, contre ces vains esclaves de la gloire,
Luttèrent, défenseurs du foyer respecté,
Conquérants de la mort nés pour la liberté !
Gloire à tous les martyrs, à ceux de l'erreur même,
Mais malédiction sur leur maître, anathème
Par dessus les vaincus et les peuples vainqueurs
Au Génie effrayant qui broya tous ces cœurs
Et fit couler le sang comme l'eau des fontaines !...
Ce sang, fait fleuve ici, plein de cris et de haines,
Accourt, tout tiède encor ; il vit, il a des yeux,
Il veut, il pense, il monte ; il se venge, joyeux !
Le vent donne sa voix au flot qui se soulève,
« Justice ! faisons-nous justice ! » et dans leur rêve,
Ils subissent, ces grands créateurs de déserts,
Tous les maux que par eux les hommes ont soufferts !
Ces faiseurs de néant, souffrent, têtes penchées,
Le vent qu'ils déchaînaient sur les moissons couchées !
Ces spectres, Attila, Tamerlan, Gengis Khan,
Genséric accouraient ainsi qu'un ouragan,
Allumant sur leurs pas de la montagne aux grèves
L'incendie, et faisant siffler le vent des glaives !
Où passaient leurs chevaux l'herbe ne poussait plus ;
Ils couraient, et les Huns fauves aux bras velus
Hurlant et torche au poing derrière eux, hordes viles,
Laissaient l'écroulement fumeux de cinq cents villes.
Et sous leurs tourbillons roulant avec fracas
S'abattaient des forêts d'hommes tordant leurs bras !
À présent l'ouragan qu'ils commandaient eux-mêmes
Se retourne contre eux qui sont pleins de blasphèmes.
Ils comprennent que cet éclair qui naît et fuit
C'est la prompte lueur, livide dans la nuit,
D'une arme à feu qui part ou d'un reflet d'armures,
Et la foudre lointaine encore, aux sourds murmures,
Qui s'approche et soudain roule ses longs éclats,
Répète un bruit de chars tressaillants et de pas ;
C'est une armée en marche, un choc, une mêlée,
Un dur piétinement sur la terre ébranlée ;
Des éclats de buccins, des coups, fer contre fer,
Et la voix des canons d'acier dont tremble l'air.
Tel sur le fleuve rouge un sombre orage gronde,
Plein du sinistre écho des colères du monde ;
Les châtiés, noyés jusqu'au cou dans le sang,
Pâles, terrifiés du tumulte croissant,
Ont senti, dans le vent déchaîné sur leur tête,
Des sanglots de douleur qui se sont faits tempête.
Le couple voyageur voit dans l'espace noir
L'aile aux ongles crochus du sombre désespoir
Planer sur ce troupeau confus qui se lamente…
De beaux corps musculeux que leur force tourmente
Se sentant impuissants ne bougent plus ; les uns
Sont les blonds fils du Nord ; d'autres sont roux ou bruns.
Tous se tordent, leurs yeux éclatant sur leurs faces,
Foule désespérée où se mêlent les races.
C'est l'instant où l'obscur meurtrier, plein d'effrois,
Songe à son guet-apens et se compare aux rois ;
Où les rois conquérants songent à leurs batailles ;
C'est l'heure où le remords les saisit aux entrailles.
Le sang, ils l'avaient vu jadis, au plein soleil,
Dans les combats, couler jeune, pur et vermeil,
Parmi les mouvements de la lutte superbe,
Bu par le sol avide ou dispersé sous l'herbe.
Ils n'avaient pas pris garde aux sanglots étouffants
Des femmes qui pleuraient de quitter leurs enfants,
Et d'ailleurs, ils forçaient les femmes à se taire.
Tout était beau, joyeux, glorieux sur la terre.
Ils admiraient le pas savant des bataillons…
Qu'importait le mourant au revers des sillons
Et l'homme qui se tord et dont la tête crie
Sous les cent mille pieds de la Cavalerie ?
Eux, ils ne voulaient voir que les guidons flottants,
Les drapeaux déployés, larges et palpitants ;
Ils voyaient la grandeur royale de l'ensemble,
Les escadrons penchés sous qui la terre tremble,
Tout ce qui se mouvait hardi, libre et vivant,
Rien de ce que roulait sous lui le flot mouvant !
Au dessus d'une mer de corps, de bras, de têtes,
D'un geste, ils suscitaient la beauté des tempêtes,
Heureux de voir descendre et monter sous leurs yeux
L'océan tourmenté dont ils se faisaient dieux !
Là, fiers de maîtriser leur cheval qui s'effare,
Ils déchaînaient un vent terrible, la fanfare,
Qui s'élève, qui monte, irrésistible, et prend
Les hommes à son gré poussés comme un torrent !
Ils aimaient ce spectacle, et vainqueurs, avec joie,
Ils rentraient sous la tente aux portières de soie,
Que soulève un servant humble et le front baissé.
Chefs, empereurs ou rois, la lutte ayant cessé,
Ils aimaient, sous l'orgueil des velours et des plumes,
Se saluer entre eux, graves, en grands costumes
Et la Gloire en chantant leur promettait encor
Des chevaux de parade aux caparaçons d'or,
Et des arcs de triomphe où les vaincus serviles
Leur venaient à genoux, offrir les clefs des villes ;
Tout luisait, tout chantait, l'or, le cuivre, l'airain,
Les musiques sonnant l'honneur du souverain,
Les couleurs, éclatant comme la joie éclate,
Et le Mensonge, argent, azur, or, écarlate,
Magnifique, pompeux, magique sous le ciel,
Drapait à larges plis les horreurs du Réel !
Mais rien ne s'est perdu. Le réel a son heure ;
Ils sauront que l'on souffre ; ils apprendront qu'on pleure.
Ce qu'ils n'ont jamais vu, ces hommes le verront.
Ils paraissaient aimer le sang : ils en boiront !
Les meurtriers auront leur meurtre pour supplice.
Les larmes, les sanglots se feront leur justice,
Et dans un ouragan de cris et de douleurs
Ce qui pleuvra sur eux un jour, ce sont des pleurs !
Car la pluie a rayé l'espace, elle ruisselle
Sur les suppliciés qu'un vent triste flagelle.
S'ils veulent respirer, ils boivent de cette eau
Amère, qui pénètre et qui brûle la peau
Et qui tombe, sinistre et lente, à grosses gouttes,
Et ces têtes, du sang aux lèvres, dressent toutes
Sous l'implacable ciel des regards suppliants.
Mais le ciel sans pitié fait sur les patients,
Au milieu du tonnerre et des éclairs des armes,
De tous ceux qu'ils ont fait pleurer, pleuvoir les larmes !
Spectacle sombre ! au loin l'île affreuse s'étend.
Ces visages que bat la pluie en sanglotant
Contractés par l'effroi, l'impuissance et la haine
Sont comme une moisson étrange en une plaine.
Flots vivants sur les flots tièdes du sang des morts.
Les yeux disent la peur, la rage et le remords.
Et tels que couronna jadis le diadème
Sentent leurs cheveux froids collés à leur front blême !
La vérité saisit leurs oreilles, leurs yeux ;
Tout leur être ; elle fait que tous ces glorieux
Voient et boivent l'horreur même de leurs grands crimes !
Il retombe sur eux, le sang de leurs victimes !
Et la guerre, ils la voient ainsi sans oripeaux,
Sans aciers ruisselants de rayons, sans drapeaux,
Sans faste, sans orgueil, sans honneur, sans chimères,
Dans le sang des soldats et sous les pleurs des mères !
Debout et l'un sur l'autre appuyés, le vieillard
Et l'enfant blond sont là, détournant le regard
De ce peuple sur qui passe cette épouvante,
De ces fronts émergeant de cette horreur vivante.
Et ces deux grands témoins ont senti dans leurs yeux
Leurs larmes se mêler aux pleurs âpres des cieux ;
Ils pleurent. La douleur universelle creuse
En durs sillons amers leur face douloureuse ;
Et comme eux sous l'angoisse et sous l'effroi du mal,
Tête basse, tremblant et triste, leur cheval
Sent pleurer ses grands yeux où rêve une âme obscure.
L'éperon a piqué ses flancs ; sous la piqûre,
Le cheval a bondi, mais il a reculé
Devant le fleuve où passe un vent échevelé.
— « En avant ! loin d'ici ! » — Mais les cris ni la bride
N'émeuvent le cheval et rien ne le décide,
Pour traverser le fleuve, à déployer son vol.
Les durs sabots d'acier sont attachés au sol.
L'idéal, sous la brume, à l'orient, rayonne.
— « Marche, dit le Progrès ! obéis ; je l'ordonne. »
L'animal, pour ôter son pied du terrain mou,
Fait effort et, gonflant les veines de son cou,
Ouvre une aile qui l'aide à s'arracher de terre.
Mais, impuissant au vol, il hennit de colère,
Et s'avançant tout près du fleuve au bord gluant,
Debout, cabré d'horreur, piétinant, tout suant,
Dans le fleuve en colère, en retombant, il entre,
Et le sang rejaillit sous le choc de son ventre.
Tristes, les cavaliers baignent jusqu'à mi-corps.
Le cheval souffle ; il n'a que la tête en dehors,
Dont les yeux sont bombés et grandis d'épouvante.
Les deux hommes s'en vont dans l'angoisse mouvante,
S'accrochant aux harnais et se prenant aux crins.
Le cheval ayant trop de deux corps sur ses reins,
Enfonce et se sentant sombrer dans la mort même
Tourne et dérive au gré des flots. Heure suprême !
Ainsi flotte un esquif perdu, sans gouvernail.
Pour couper le courant de son large poitrail,
Il meut en vain sous lui ses quatre jambes fines ;
L'odeur fade du sang pénétrant leurs narines,
Du sang jusqu'à la lèvre, eux voient avec dégoût
Le fleuve bondissant les frapper coup sur coup.
À tout instant la vague accourt, glisse et se roule,
Les soulève, laissant après elle une houle.
Le flot massif les heurte, en les éclaboussant,
Et le cheval, à bout de force, a bu du sang ;
Renversés par les flots, ils prennent la crinière
Du cheval qui s'efforce au retour en arrière ;
L'animal souffle, sombre, et ne peut plus hennir.
Ils se sentent, hagards, disparaître et mourir.
L'odeur lourde qui prend leur gorge les oppresse ;
Ils s'en vont, tournoyant sur eux-mêmes, en détresse,
Pénétrés de la peur d'une si longue mort,
Quand soudain le cheval respire avec effort,
Hennit, prend pied et tire avec lui sur la berge
Que la crue en fureur depuis longtemps submerge,
Les hommes à ses crins pendus d'un poing nerveux
Et dont le sang rougit la barbe et les cheveux.
Ils n'ont pas traversé le fleuve pourpre et sombre.
Or, debout auprès d'eux, ils voient une grande ombre
C'est Caïn, le sinistre aïeul. L'homme sanglant
Leur montre l'Occident pourpré, d'un doigt tremblant.
— « Ô passants lumineux, retournez vers les hommes,
« Dit-il ; racontez-leur sous quels cieux noirs nous sommes,
« Chaque fois que la guerre éclate entre eux ainsi ;
« La gloire est avec eux, mais l'horreur est ici !
« Toute l'horreur ici s'amasse et nous opprime.
« Ils ont l'orgueil et nous la honte de leur crime !
« Oh dites-leur, amis, que tous les bruits affreux
« Des escadrons heurtés qui s'écrasent entre eux,
« Des fusils, des canons, des chevaux et des glaives,
« Quelque part dans la nuit nous font d'horribles rêves,
« À nous, prédécesseurs des guerriers d'aujourd'hui.
« Dites-leur que Caïn les implore ; que lui
« Qui de sa main ouvrit la source rouge, souffre
« De voir sans fin ce rouge attirant comme un gouffre,
« Ce sang vertigineux qui ne veut pas tarir
« Et sur qui mes yeux secs sont lassés de s'ouvrir. »
« L'oreille des damnés donne un sens aux bruits vagues,
« Ajoute-t-il. Que dit ce fleuve avec ses vagues ?
« Malheur ! dit-il sans fin ni trêve en gémissant.
« C'est pour créer des cœurs que Dieu créa le sang !
« Pour que la fermeté de la forme le cache,
« Et non pour que les corps soient hideux sous sa tache.
« Le beau sang est vermeil dans les doigts transparents.
« Malheur à qui le fit aux soleils dévorants
« Dessécher et noircir inutile sur terre,
« Car on ne doit en vain scruter aucun mystère.
« Et vous le savez bien, meurtriers triomphants
« Que sa pourpre inconnue étonne les enfants !
« Il est fait pour gonfler le bleu des veines pures
« Pour que la joie arrive au cœur des créatures,
« Et pour rythmer, sacré, noble, invisible au jour,
« Au cœur des jeunes gens la jeunesse et l'amour ! »
Il se tait, puis reprend : « La race d'Abel crie,
« Elle émeut à sa voix la justice attendrie,
« Elle exige du sang, malheur ! car il ne sort
« Que la haine et la mort des œuvres de la mort !
« Car le sang, quel qu'il soit ici dans nos ténèbres,
« Vient former ce grand fleuve aux profondeurs funèbres,
« Le seul obstacle, ô vous, guides du genre humain,
« Qui vous ait pu forcer à rebrousser chemin.
« Avertissez vos rois, qui sont fils de ma race ;
« Mais, seuls, les fils d'Abel vainqueurs en faisant grâce
« Arrêteront un jour ce fleuve de stupeur,
« Et cette éternité sanglante dont j'ai peur ! »
Il s'est tu. Les héros regardent l'homme étrange,
Debout mais fléchissant comme un mauvais archange,
Exilé de l'azur, au fond des enfers noirs,
Chargé de coups de foudre et de vieux désespoirs.
La douleur sous laquelle il est ployé les touche,
Et leurs yeux étant pleins d'amour, l'aïeul farouche
Se sent par l'espérance à demi-consolé.
Or devers l'Occident le cheval envolé
Te remporte, ô Poète, au monde dont nous sommes.
— « Je reste seul ici. Retourne vers les hommes,
A dit le blanc vieillard divin. Va et dis-leur
Qu'ils sont des artisans de mal et de douleur.
J'ai passé quelquefois dans les champs de batailles,
Et j'ai dans ces sillons fait parfois mes semailles
Mais mon pied désormais n'y repassera pas.
Quoi ! Je retournerais aux traces de mes pas
Quand devant moi ma route éternelle s'allonge !
Va ; dis-leur qu'en un lieu visité par ton songe
Tu m'as vu reculer et m'asseoir impuissant
Devant un fleuve impur fait de haine et de sang.
Tel, dans ce lieu peuplé de réelles chimères,
Sentant son vaste cœur plein de choses amères,
Que trahissent les plis de son front, et ses yeux
Où l'œil humain perdu pourrait suivre anxieux
La spirale sans fin de la vie éternelle,
Comme un ange vaincu ferme à regret son aile,
Le vieux Progrès, marcheur de l'espace et des temps,
Replie avec lenteur ses membres mécontents,
Et ce dieu, souhaitant que l'homme le secoure,
S'assied ; et dans la nuit sanglante qui l'entoure
Le vieillard plein d'ennuis, de sanglots et d'amour
Pense aux lointains soleils qu'il verra poindre un jour !
[Restitution par Dominique Amann d'après les deux manuscrits autographes des archives municipales de Toulon, Fonds Jean Aicard, cartons 1 S 34 et 1 S 39.]