La Légende des âmes damnées

 
< Page Bibliographie
 
 
 I

Pareils aux bords déserts d'une heureuse presqu'île,
Les durs escarpements du paradis tranquille
Surplombent un abîme, effroyable entonnoir,
Sombre puits des enfers ou le feu même est noir,

Près de l'abîme, un Saint rêve, infiniment triste.
Il sanglote ; c'est Jean ; non pas Jean le Baptiste,
Mais ce jeune homme au blond Jésus presque pareil
Par sa barbe, couleur des blés mûrs au soleil,
Par ses regards d'azur où l'âme est une aurore,
Par sa voix tendrement profonde et, plus encore,
Par on ne sait quel beau désir, toujours présent,
De soulager autrui du fardeau trop pesant.

Jésus entend pleurer son ami Jean, s'approche,
Et dans sa voix l'amour domine le reproche :

— « Tu n'es donc pas heureux dans mon doux paradis ?
Ô Jean, que cherches-tu ? pourquoi pleures-tu, dis,
Comme si tu suivais encor la voie étroite ?
Comment peux-tu quitter ton triomphe à ma droite,
Pour venir là, rêver au gouffre souterrain,
Et me cacher, à moi qui t'aime, ton chagrin ?
D'où s'insinue en toi la méfiance amère ?
Ne t'ai-je pas nommé l'autre fils de ma mère ?
N'est-tu donc plus mon Jean, le bon, le grand ami,
Celui qui, confiant, sur mon cœur a dormi ? »

Jean, à l'accent connu de la voix qui le charme,
Lève ses yeux où brille une dernière larme :

— « Je pleure parce que j'entends pleurer en bas :
… Oh ! ces damnés ! pourquoi ne les sauves-tu pas ?

II

« Mon père et moi, nous ne choisissons pas les nôtres ;
On n'est à moi que lorsqu'on sait aimer les autres ;
Un seul cri d'amour vrai rachète un moribond ;
Dieu commence, dans l'homme, au désir d'être bon ;
Le seul damné n'est qu'un haineux qui persévère ;
L'enfer, c'est l'homme dur, ce n'est pas Dieu sévère ;
Toujours en vain, j'appelle à moi tous les haineux :
L'enfer, c'est l'éternel refus qui brûle en eux. »

— « Maître, éclairez pour moi le plus noir des mystères :
Les damnés ne sont-ils que damnés volontaires ?
Ayant pris à la haine un atroce plaisir,
Détestent-ils l'amour, ayant pu le choisir ?
Seigneur ! pardonnez-moi de ne vous point comprendre.
Le damné qui saurait aimer d'un amour tendre
Oublierait-il l'affreux tourment longtemps souffert ?
Echapperait-il donc à lui-même, à l'enfer ? »

— « L'âme damnée est celle, ô Jean, qui porte en elle
L'impuissance d'aimer, seule peine éternelle ! »

— « Ayant le droit d'aimer, comment n'aime-t-on pas ? »

— « Hélas ! vois par tes yeux… Alors, tu comprendras. »

III

                             Et Jésus fît un signe.
                             Et les ailes rapides
D'un ange descendu du fond des ciels splendides
Sur le front pur de Jean, le divin contristé,
Au lieu d'ombre en passant mirent une clarté.

L'ange allait, plein d'espoir, rechercher dans l'abîme
Si quelque âme était prête à la pitié sublime…
Jésus et Jean, penchés sur la noire paroi,
Le virent s'élancer dans les cercles d'effroi,
Et l'ange, descendant d'un grand vol en spirale,
Emplissait l'ombre au loin de sa splendeur astrale.

Tout en bas on voyait, sur des pics inégaux,
Des damnés dont les cris déchiraient les échos,
Et qui, les uns en groupe et d'autres solitaires,
Semblaient vomis, avec horreur, par des cratères.
Tous mesuraient des yeux le formidable puits,
Et, voyant s'affaisser sous eux le fond des nuits,
Tous élevaient leurs mains vers l'aube grandissante.

Et l'ange, qui poursuit sa sublime descente,
Rôde, et s'en va fouillant d'un regard justicier
L'obscurité sans fond où fume un noir brasier.

IV

Jean, là-haut, à Jésus, lui désignant une âme,
Murmure :
                  — « Regardez celle-ci… pauvre femme !
Votre ange, s'il la voit, Seigneur, sera touché :
Mon doux Maître, c'est par amour qu'elle a péché ! »

— « Sur terre, dit Jésus, qui fit un signe à l'ange,
L'égoïsme et l'amour sont un mortel mélange.
Si cette pauvre femme est une âme d'enfer,
C'est que par elle, ô Jean, de bons cœurs ont souffert. »

Cependant, arrêté dans son vol qui tournoie,
L'Ange, — tel le condor qui plonge sur sa proie —
Sur l'âme désignée est tombé brusquement…
Il l'a prise en ses bras… mais, au même moment,
Vingt autres, dans l'espoir de quitter leur géhenne,
Ou d'y retenir l'âme heureuse qu'il emmène,
Ensemble l'ont saisie avec leurs doigts crochus,
Et l'ange, d'un seul bloc enlève vingt déchus,
Vingt âmes que l'envie attache à la première,
Et qui montent, en groupe affreux, vers la lumière.
Alors Jean, le cœur gros de terreur et d'amour :

— « Seigneur ! un tel fardeau pour ton ange est trop lourd ! »
— « Il n'est pas de fardeau que mon ange n'enlève. »
— « Tous à la fois, Seigneur ! comme dans un beau rêve,
Ils arrivent à nous, repentants et contents !
Vite, ouvre-leur ton ciel ! »
                                             — « … Oh ! dit Jésus, — attends ! »

V

L'ange monte. Il reprend son grand vol circulaire.
Tout le groupe, en suspens sous ses ailes, s'éclaire ;
Et ces êtres ayant apparence de corps,
Torses, seins et dos, pieds et bras, crispés d'efforts,
L'un par l'autre liés à l'âme que tient l'ange,
Groupe glissant, mouvant, et dont la forme change,
Se tordent, emmêlés inextricablement.

— « Ange Sauveur qui m'as repris au châtiment,
A moi ! j'ai peur ! je sens que ton fardeau t'échappe !
Oh ! Si même un seul grain doit tomber de la grappe,
Du moins que ce ne soit pas moi, pas moi ! pas moi ! »
Affolé de vertige et frissonnant d'effroi,
Chacun d'eux crie : — « A moi ! c'est moi que Dieu protège !
Garde-moi seul, s'il faut que ton fardeau s'allège ! »
Et l'un à l'autre, tous : — « C'est toi qui tomberas ! »
Et tous les bras tâchant de dénouer des bras,
Ce ne sont que regards torves, rictus farouches ;
Un désespoir hideux sort du trou noir des bouches ;
Des dents mordent des fronts ; et des doigts d'envieux,
Sournois, coupants, sanglants, crèvent d'horribles yeux,
Et du groupe effroyable où sans fin se déplace
Un bras faible qu'un bras vigoureux désenlace,
De cet amas grouillant de vers enchevêtrés,
D'êtres douloureux, tous l'un par l'autre exécrés,
Où chacun en attaque un autre qui se venge,
De la grappe d'affreux humains qu'emporte l'ange,
De temps en temps l'un des malheureux, éperdu,
Avec des cris auxquels l'enfer a répondu,
En tournoyant, du groupe infernal se détache,
Tel un vil fruit véreux que la tempête arrache,
Et, bras ouverts, retombe aux effrois infinis
Où hurlent les damnés par eux-mêmes punis.
Et pour l'enfer entier sa chute est une joie.

Alors l'ange, qui sur les démons s'apitoie,
Poursuit son vol montant, d'un rythme moins pressé ;
Plus son fardeau décroît, plus il semble lassé,
Car son cœur se fait lourd de détresses mortelles ;
Et sa douleur croissante appesantit ses ailes.

VI

Hélas ! pas un damné n'a pitié d'un damné.
Au feu noir, par du noir plus opaque borné,
Ces âmes, tour à tour, des infinis d'aurore
Tombent toutes !... encore une autre… une autre encore,
Sauf celle-là qui n'a péché que par amour,
Car à l'amour, attrait fatal, plaisir d'un jour,
Souvent se mêle un peu de tendresse divine…
Et l'ange sauveur tient toujours sur sa poitrine
La jeune âme qu'entre toutes il appela.
Mais une encor s'agite aux pieds de celle-là,
Et chacune des deux se prend, se déprend, lutte,
Secoue au gouffre l'autre et travaille à sa chute !

— « Hélas ! ce que tu vois, ô Jean, mon frère élu,
Peux-tu croire un instant que ton Dieu l'ait voulu ! »

VII

Et la plus faible crie : — « O toi que font plus forte
Les bras et la pitié de l'ange qui te porte,
Aie à ton tour pitié ! ne me rejette pas !...
Afin que j'entre au ciel attachée à tes pas,
Garde-moi suspendue à tes pieds que j'embrasse !...
Pitié ! »
              « — Non ! c'est à moi seule que Dieu fait grâce !
C'est moi qu'il a choisie, et j'irai seule à Dieu…
Toi, mon pied te rejette aux abîmes du feu ! »

Et l'autre y tombe avec d'épouvantables gestes !

Alors, étonné, l'ange ouvre ses mains célestes,
Et l'âme qu'il voulut sauver l'implore en vain :
Elle n'attendrit plus le messager divin
Qui, malgré lui, la laisse à sa nuit éternelle ;
Dieu même, épouvanté, ne peut plus rien pour elle,
Et l'ange désolé regarde, bras ouverts,
Sa chute emplir d'éclats de rire les enfers !

VIII

Là-haut, Jean, incliné vers le Maître qu'il aime,
Cherche à le consoler, inconsolé lui-même,
Et murmure : — « Seigneur, pourquoi pleures-tu, dis ?
Tu n'es donc pas heureux, dans ton doux paradis ? »

JEAN AICARD,
De l'Académie française.