Hommage à Mme Paulin-Bertrand
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PAULIN BERTRAND.
Madame et bien chère amie,
Vous m'avez rendu, depuis près de deux années, les plus grands services qu'une créature humaine puisse rendre à une autre.
Durement maltraité par un accident d'automobile, tenu pour mourant lorsqu'on me transporta dans un hôpital ; puis, trois mois plus tard, ayant à subir une opération chirurgicale des plus pénibles ; apprenant, sur mon lit de misère, que ma sœur agonisante me quittait pour jamais sans qu'il me fût possible de lui porter une consolation suprême, — tel fut mon malheur.
Il fallait bien l'accepter, et sans plainte, — à l'heure où nos frères, nos enfants, nos amis, souffrent et meurent pour le salut moral de la patrie française et du monde.
Mais la douleur universelle ne faisait qu'ajouter un infini de tristesse à toute tristesse individuelle ; mes misères, qui m'accablaient, se surchargeaient encore des maux de la patrie et du monde ; et, sans vous, sans votre présence attentive, délicate, dévouée, — présence d'âme, de cœur et d'intelligence, auprès du blessé qui pensait mourir, — sans doute aurais-je désespéré.
L'Évangile dit, ou à peu près :
Lorsque j'étais malade, esseulé, sans espoir,
Ô mes amis ! bons cœurs, vous m'êtes venus voir…
Mes amis vinrent ; mais chacun de nous a ses obligations personnelles, ses devoirs impérieux, — et ne peut, la plupart du temps, donner à un malheureux, fût-il très aimé, que peu de minutes.
Il se trouva que, trop malade vous-même pour devenir, dans nos hôpitaux, une infirmière quotidiennement occupée de nos soldats blessés, vous crûtes pouvoir néanmoins, de deux en deux jours, veiller à mon chevet.
Mon admirable ami, le docteur Gastinel, médecin en chef à l'hôpital maritime de Sainte-Anne, a été (ce mot est de lui) le témoin reconnaissant, ému, de votre discret et touchant héroïsme ; je dis héroïsme, car j'appris seulement à ma sortie de l'hôpital ce que coûtait et coûtera à votre santé l'effort que vous fîtes pour moi.
Depuis lors, vous qui, sous le nom de Léon de Saint-Valery, êtes un écrivain de mérite, et qui appuyez vos travaux de critique sur une haute culture, vous vous fîtes, en même temps que mon infirmière, mon secrétaire.
Grâce à vous, j'ai pu voyager encore un peu ; porter dans quelques villes du Var — et même plus loin — la bonne parole ; écrire, sans trop de défaillance, mes articles à l'Information (Paris) et à la France (Bordeaux) ; faire face enfin à une correspondance écrasante.
Eh bien, il s'est trouvé un homme pour incriminer publiquement et votre pitié et ma reconnaissance, mon infinie affection. Il s'appuyait d'une preuve. Quelle ? Des vers publiés par moi en 1887, trente années, — pas davantage ! — avant l'heure où il me fut donné de vous connaître.
Et c'est, Madame, pour réparer le mal commis par un autre que j'imprime ces pages. Vous y trouverez, en opposition à ceux de 1887, les pauvres vers que je vous dictai, l'année dernière, aux jours d'angoisse, lorsque j'étais cloué, immobile, sur mon lit d'hôpital.
Ces pages, bien entendu, ne se trouveront pas, pour le moment du moins, dans les librairies. Elles iront seulement à des amis, mais mon devoir était de leur donner cette publicité mesurée.
Cause directe de la peine qui vous a été faite, je m'aperçois, par là, que l'on a pu ajouter un poignant chagrin à la mesure de mes chagrins, que je croyais comble.
Je suis, Madame, pour la vie, votre ami respectueux et reconnaissant,
Jean AICARD
La Garde, 25 Août 1916
E vulnere virescit virtus
À L'AMIE NOUVELLE ET DE TOUJOURS
MADAME
PAULIN BERTRAND.
Sournois comme un voleur de nuit, le mal pénètre
Tout-à-coup les replis mystérieux d'un être,
Il l'abat. Le blessé, pris d'un vertige, sent
Une force d'esprit couler comme du sang
Hors de sa chair, et fuir son cerveau qui tournoie.
Il entre tout vivant dans des limbes sans joie
Où nul ne doit le joindre, il le pense du moins.
Les choses d'alentour, insensibles témoins,
Vivent, sans s'occuper de sa mourante vie ;
La route que, jusqu'à ce jour, il a suivie,
Et dont les blés et les bleuets charmaient le bord,
Finit, comme coupée, et tombe vers la mort…
Et l'on croit que l'on va s'enfoncer dans ce gouffre.
À mourir seul ainsi, qui dira ce qu'on souffre ?
Adieu tout ! C'est trop brusque. Oh ! l'immense abandon !
Les vieux amis sont loin ; les revoir serait bon ;
La distance refuse ; et comme dans du vide,
L'homme, les yeux perdus, s'en va -- déjà livides.
Alors (oh ! quel miracle, oh ! ne pas mourir seul,
Sans qu'une main aimante arrange le linceul !)
Sur ce vaincu, noyé d'horreur, qui s'abandonne,
Une voix, comme un souffle, a passé, pure et bonne :
— « Je viens ; je sais de vous ce qu'en ont dit vos vers.
Quand le baume odorant sur vos flancs entr'ouverts
Coulera, je mettrai les pitiés d'une femme
Sur votre cœur, sur votre esprit et sur votre âme. »
Elle dit ; et pendant les jours, et chaque nuit,
Quand l'heure est lente et qu'on frissonne au moindre bruit,
Du milieu des douleurs, on croit voir, on devine
Flottante, une âme éparse, attentive et divine…
Celle de l'amitié, l'ineffable douceur
D'une inconnue, en qui l'on reconnaît la sœur.
Sur mon lit d'hôpital à Sainte-Anne,
Toulon, Juin 1915.
Jean AICARD.