Les Adieux de Bressant

 
< Page Bibliographie
 
 
 Tous les acteurs de la Comédie-Française se trouvent réunis sur la scène. M. de Pourceaugnac (M. Got), jette au milieu d'eux, du haut d'une avant-scène, une lettre qui tombe aux pieds de Sbrigani (M. Constant Coquelin). Alors, celui-ci :

Une lettre ?

Il regarde la lettre curieusement.

                      En effet.

Il la ramasse.

                                      Voyons donc cette lettre :

Lisant l'adresse :

MAISON MOLIÈRE… Eh bien, c'est ici…

Il la rapproche de ses yeux.

                                                                          Pour remettre…

À qui ?...

Lisant.

                 « Pour être lue, au nom du cher absent,
Devant le grand public des Adieux de Bressant. »

Il examine l'écriture.

Mais… je la reconnais, cette écriture fine,
Élégante, serrée et nette… Je devine !

Se retournant vers les comédiens :

C'est Bressant, mes amis !

Au public

                                                Mesdames et messieurs,
C'est lui-même, Bressant, qui vous fait ses adieux !

Il ouvre la lettre et lit :

— « Ainsi donc, c'est pour moi que la fête se donne
Et que ce beau public est rassemblé ce soir !
Mes élèves d'hier m'apportent leur couronne ;
Mes égaux m'ont écrit : C'est toi qu'on voudrait voir !

« Un poète est venu tout à l'heure me dire :
Ce soir, en votre honneur, près du divin Musset,
Molière en sa maison avait reçu Shakespeare :
Tout en les acclamant c'est à vous qu'on pensait.

« Bien vrai ? c'est bien pour moi qu'on donne cette fête ?
Ah ! ces honneurs sont dus aux maîtres, à Fleury,
À Molé !... Détournez ce laurier de ma tête ;
Épargnez trop de joie à mon cœur attendri !

« Aux maîtres, aux seuls grands portez vos fleurs de gloire !... »

L'acteur, interrompant sa lecture :

Hein ?... il ne serait pas leur égal, à l'en croire ?
Je ne lirai pas tout, s'il continue ainsi !
Ah ! mais non !... S'il n'est pas un maître, lui, merci !
Qui donc imitait-il ?... D'autres prendront sa place,
Mais on n'oubliera pas son allure, sa grâce,
Son geste simple et beau, hardi, — de grand seigneur !
Qui fut et qui sera plus charmant ? plus charmeur ?
Plus gai dans sa façon noblement cavalière ?
Plus net et plus brillant avec notre Molière,
Comme avec Beaumarchais qui jamais ne rêva
Et ne connut jamais plus fier Almaviva ?
Almaviva ! don Juan ! des Grieux ! Lovelace,
Comme il les a montrés, pleins de flamme et de glace,
Étincelants, aux yeux du public ébloui !
Bien Français et surtout moderne, c'était lui,
C'est Bressant ! gentilhomme espiègle et pourtant grave,
Impatient et calme, et si simplement brave !

Aux comédiens :

Mais on le sait ici, le maître qu'il était !

Au public :

Et vous le savez, vous, vous tous qu'il enchantait :

Ému, il reprend la lecture de la lettre.

— « Mon cher théâtre, adieu. Déjà l'exil me pèse ;
Je m'éloigne de toi par un morne sentier…
C'est la patrie encor, cette scène française
D'où l'esprit de Paris s'adresse au monde entier !

« Adieu. Se taire est bon lorsqu'il faut qu'on se quitte,
Et je veux imiter le soldat au départ
Qui, de peur de pleurer s'éloignant au plus vite,
Ne se retourne plus, même pour un regard.

« Adieu. Cette soirée heureuse, avec ses palmes,
Ses applaudissements, ses regrets, ses bravos,
Console mon silence. Elle fera plus calmes
Mes soirs longs et muets, si tristement nouveaux.

« J'entends, ô mon public, votre voix qui m'acclame !
Malgré moi, je l'avoue, elle m'attriste un peu,
Mais elle est bonne et fait, au profond de mon âme,
Vibrer suavement ce mot cruel : Adieu ! »

[Théâtre (1911), volume II, pages 157-162.]